Vies Intérieures est un livre de la nouvelle série d'ouvrages publiés par la Tavistock Clinic, le célèbre centre de consultations, de formation et de recherche londonien. Ces ouvrages, destinés à un large public, couvrent l'ensemble des activités de ses départements, groupes de travail et séminaires de recherche.
En suivant les phases essentielles du développement depuis les tout premiers jours de la petite enfance jusqu'à ceux vénérables de la vieillesse, Margot Waddell explore avec beaucoup de clarté ce qui, dans l'expérience de l'être humain, lui est indispensable pour sa croissance psychique et émotionnelle, et ce qui au contraire va aller à l'encontre de cette croissance.
L'auteur : Psychanalyste et psychothérapeute d'enfants, Margot Waddell consulte au Département Adolescent de la Tavistock Clinic. Avec Nicholas Temple, elle co-dirige la nouvelle collection d'ouvrages de la Tavistock (Tavistock Clinic Series).
Traduction : Marie-Christine Réguis-Simeloff
Illustration de couverture : Racines, eau-forte de Meg Harris Williams (1979)
224 pages format 16 x 24 cm 22,50 Euros
Introduction
Margot Waddell
Je me propose, dans ces pages, de raconter une histoire, à bien des égards, fort simple. Narrée de mon point de vue, elle a ses racines dans une tradition psychanalytique particulière, celle de la pensée kleinienne et post-kleinienne, et son fondement dans le travail que je poursuis depuis les vingt-cinq dernières années. C'est, par ailleurs, une histoire d'une infinie complexité : celle de la façon dont grandit un individu ou, peut-être, d'une façon d'envisager comment grandit un individu. Le narratif ne suit pas l'orthodoxie développementale, ni même ne présente une vue exhaustive de la manière dont la théorie psychanalytique pourrait faire un exposé explicatif de ces questions. Je m'essaie plutôt à tracer le déroulement de l'histoire intérieure d'un individu, de sa vie intérieure, de la manière dont il devient plus ou moins capable de faire une expérience qui lui soit propre.
Une perspective sur l'avenir du développement plutôt qu'un regard en arrière sur les sources possibles des symptômes est ce qui caractérise d'emblée l'oeuvre de Klein. Puisant dans les innovations de sa technique d'analyse du jeu des enfants, elle développe l'oeuvre de Freud, insistant sur la force omniprésente des pulsions infantiles dans la vie de l'adulte et sur la richesse et la complexité de la vie de l'esprit. Celle-ci est en activité continue, même en dehors de la zone de la conscience activité que Klein nomme "phantasme inconscient". Elle suggère que le développement humain n'est pas tant une question d'évolution d'un stade psycho-sexuel à un autre, selon la vue de Freud, que de différents états d'esprit, chacun caractérisé par des défenses particulières, des angoisses et des qualités de relations.
Klein s'intéresse tout particulièrement à la nature des facteurs qui permettent à l'enfant d'acquérir le goût de la vie, de développer des rapports précieux et sûrs, une curiosité saine et une forte capacité d'imagination. Elle écoute parler les jeunes enfants et prête grande attention à ce qu'ils expriment par l'intermédiaire de leur jeu. Elle suit leurs pensées, leurs fantasmes et leurs idées, liés non seulement à leur quotidien, mais celles ou ceux qui ont trait tout particulièrement aux questions internes à ce qui se passe à l'intérieur de leurs propres corps et de ceux de leurs mères. Elle brosse en conséquence un tableau extraordinairement frappant de la diversité de la vie intérieure du jeune enfant, et par inférence, de celle du bébé. L'esprit devient une sorte de théâtre interne où prend forme la signification des expériences externes et où se joue un matériel de contes de fée. C'est la conviction de Klein que ce ne sont pas tant les pulsions biologiques qui façonnent l'individu dès le départ, mais les relations ayant leur origine dans les premiers échanges entre la mère et le nourrisson.
Je m'intéresse aussi au développement créatif ordinaire de l'individu. Ce sont bien souvent les aspects les plus perturbés de la croissance qui, non seulement demandent qu'on leur porte attention, mais aussi éclairent les processus du quotidien. J'espère que les différents aspects des différentes existences auxquelles j'ai le privilège de me référer, soit directement, soit par l'intermédiaire de mes collègues, offriront un aperçu des concepts théoriques qui sous-tendent cette manière de penser et traduiront ce que c'est que de penser de façon psychanalytique ou de façon parentale. Ce qui n'est certes pas la même chose, mais le processus de croissance, intérieure tout autant qu'extérieure, dans son extraordinaire difficulté, a des points communs avec le processus psychanalytique et c'est ce que je vais tracer dans ces pages. Il y a dans les deux cas des objectifs en commun : la connaissance de soi et la capacité à intégrer, autant que possible, le sentiment du soi.
Dans ce qui suit, l'accent est moins mis sur les détails observables de telle ou telle interaction particulière que sur le sens de cette interaction dans le monde intérieur de l'individu en question. La notion de monde intérieur est une chose admise pour les psychanalystes, mais il est important d'essayer de clarifier ce que l'on entend par là, compte tenu de la position centrale qu'elle occupe dans un ouvrage de cette sorte. La psychanalyste Joan Rivière, décrivant la perspective kleinienne, l'exprime très clairement :
On se doit de faciliter l'accès à des idées psychanalytiques si complexes. Se lancer dans cette démarche s'est révélé être un défi bien plus grand que je ne le pensais. Il y a encore beaucoup à comprendre. On pourrait, en fait, avancer que la psychanalyse n'en est qu'à ses débuts dans l'exploration de ce que Freud décrit quelque part comme "le plus merveilleux et le plus mystérieux de tous les instruments : l'esprit humain". Je n'use pas de ces idées ici pour expliquer la nature humaine, mais pour décrire certaines de ses qualités et de ses caractéristiques. Les philosophes et les écrivains ont abordé ces mêmes questions au cours des siècles, et c'est une des raisons pour lesquelles j'ai si souvent eu recours à la poésie, à l'art dramatique et à la fiction, pour y trouver un langage différent, d'une plus grande résonance qui puisse traduire ces questions. Se tourner vers la littérature souligne en outre l'importance de l'imagination et de la perception [understanding] pour la croissance personnelle ainsi que l'étroit rapport entre la capacité à penser et la capacité à former des symboles et à formuler le sens de l'expérience. L'approche psychanalytique peut trop aisément passer de la description à l'explication un danger que relève Wordsworth :
Cet ouvrage examine la façon dont la psychanalyse peut éclairer non pas tant les événements marquants du développement, que la croissance de la conscience individuelle, quelque chose d'aussi insaisissable que le développement, la croissance morale et émotionnelle du soi et le caractère. La description de ces processus, par rapport à l'expérience de bébés, d'enfants, d'adolescents et d'adultes individuels, éclairera en retour, je l'espère, les théories elles-mêmes.
Le fait qu'il semble exister une pulsion de développement chez tout individu et chez tout patient va à l'encontre de l'opinion selon laquelle l'adversité, à un certain stade ou à un certain âge, est nécessairement déterminante. Les mesures défensives qu'adopte l'individu à des fins de survie psychique à un moment quelconque de la vie, peuvent l'emprisonner à l'intérieur d'un mode régressif ou protecteur, ou peuvent constituer une opération pour se tenir [holding], auquel cas il sera possible qu'elles se relâchent sous l'influence d'expériences ultérieures plus positives. Le développement, autrement dit, ne se poursuit pas de façon régulière.
La capacité à se développer, à faire l'expérience de sa vie de telle manière que l'on puisse apprendre d'elle tout autant qu'apprendre à son sujet, est liée à une multitude de facteurs conjugués, et pour lesquels la théorie psychanalytique offre certains concepts et mécanismes descriptifs majeurs. L'examen de ces concepts par rapport au vécu de l'individu, à différents âges et dans différents états d'esprit, fournira les éléments de base du tableau développemental présenté dans ces pages, un tableau qui traduira la façon dont le sentiment qu'a l'individu du monde et de lui-même-dans-le-monde vient à faire sens et à prendre définition.
Ben Nicholson (1984) rapporte sa notion de ce que c'est que d'enseigner l'art :
Ses mots traduisent parfaitement l'intérêt qui me porte à écrire ce livre et, en fin de compte, l'intérêt que je porte à la psychanalyse elle-même.