Introduction: La place de la pensée kleinienne dans la psychanalyse
Première partie
Klein, Bion, Winnicott
A – Les grands concepts kleiniens
B – Bion
C – Winnicott
Continuités et discontinuités avec la théorie kleinienne, par Géraldine Le Roy
Conclusion : Winnicott et la création
Deuxième partie
La destructivité
Troisième partie
La créativité
Conclusion
Bibliographie
Préface
Didier Houzel
La pénétration des idées de Melanie Klein dans l’espace culturel francophone a été et reste encore difficile. En 1955, lorsqu’elle arriva à Genève venant de Buenos Aires, Marcelle Spira fut stupéfaite de découvrir l’ignorance des psychanalystes du continent européen de la pensée et de la technique de celle qui fut non seulement une pionnière dans le développement de la psychanalyse de l’enfant, mais aussi une théoricienne majeure de la pensée psychanalytique. Je ne suis pas sûr que l'étonnement de Marcelle Spira serait moindre maintenant, soixante ans après son retour sur le continent européen. Je suis donc particulièrement heureux de préfacer cet ouvrage de Francis Drossart qui porte sur un axe central de la théorie kleinienne, l’axe de la destructivité et de la créativité.
Lorsqu’on lit les tout premiers textes de Melanie Klein, publiés au début des années 1920, ou lorsqu’on découvre les notes de ses premières cures psychanalytiques d’enfant faites à Berlin et récemment réunies et publiées sous la direction d’Elizabeth Spillius, on ne peut qu’être frappé par la fidélité qu’elle témoigne à la pensée de Freud et au modèle métapsychologique qui dominait alors la communauté psychanalytique : la théorie de la libido. On la voit suivre scrupuleusement les stades libidinaux des enfants qu’elle traite et interpréter systématiquement les angoisses qui y sont associées. Mais cela la conduit progressivement à changer de paradigme, parallèlement d’ailleurs à Freud qui révolutionne la métapsychologie en introduisant une nouvelle topique à partir de 1921. Les développements de Freud s’appuient essentiellement sur des spéculations théoriques, alors que l’évolution de la pensée de Melanie Klein se fait au fil de ses observations dans les cures psychanalytiques qui la conduisent à décrire une sorte de sommation des composantes sadiques, donc destructives, de chaque étape libidinale, qui culmine vers la fin de la première année dans ce qu’elle nomme l’« apogée du sadisme ». Il est d’autant plus remarquable que les modèles de ces deux penseurs de la psychanalyse convergent vers un nouveau paradigme théorique, celui de la théorie de la relation d’objet.
Pourquoi beaucoup de psychanalystes français se sont-ils ingéniés à opposer ces deux modèles en arguant que l’un, la théorie de la libido, serait de pure obédience freudienne, tandis que l’autre, le modèle de la relation d’objet serait une distorsion condamnable de la pensée du maître, cela reste pour moi une énigme. Il est clair, en effet, que c’est Freud lui-même qui a introduit la théorie de la relation d’objet, sans laquelle on ne s’expliquerait pas la construction de la personnalité à travers les processus d’identification. Par ailleurs, l’opposition entre les deux modèles théoriques est toute artificielle. L’objet est investi par la libido. Ce qui change avec le paradigme de la relation d’objet, ce n’est pas la désexualisation de l’investissement de l’objet externe, mais la fonction de cet objet. Elle devient de plus en plus complexe. Ce n’est plus simplement le lieu d’évacuation des tensions pulsionnelles, l’objet n’est pas non plus réduit à n’être que la source d’un plaisir partiel localisé dans la zone érogène avec laquelle il entre en contact. Ce n’est plus l’objet vicariant de la première théorie fondée sur un modèle thermodynamique décrivant des échanges d’énergie et des transformations de forces dynamiques les unes dans les autres. L’objet externe est un univers complexe et mystérieux, suscitant le désir et la curiosité, mais aussi l’envie et la destructivité, dans un système profondément ambivalent où sa survie commande les possibilités de développement du sujet.
Le grand mérite de Melanie Klein, son coup de génie, est d’avoir compris avant tous les autres le sens profond de la deuxième théorie pulsionnelle de Freud : instinct de vie/instinct de mort. Là où la plupart des psychanalystes de l’époque ne voyait dans cette théorie que les projections d’un Freud vieillissant, ébranlé par les drames de la première guerre mondiale, endeuillé par la mort de sa fille Sophie et bientôt atteint du terrible cancer qui devait le faire tant souffrir pendant plus de quinze ans, Melanie Klein a compris qu’il y avait une vérité profonde qu’elle a su exploiter cliniquement. Elle y a été aidée, me semble-t-il, par ses petits patients, qui ne la ménageaient pas avec leurs fantasmes agressifs, sadiques, destructeurs, qu’elle sut situer et interpréter dans le transfert. Ce n’est pas le lieu ici de développer le thème de l’instinct de mort, mais je voudrais simplement attirer l’attention sur le fait que Freud dans Au-delà du principe de plaisir (1920) ne décrit pas une opposition conflictuelle entre deux pulsions opposées, comme cela pouvait être le cas entre pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles. Il campe un gradient du plus organisé au plus inorganique, du plus lié au plus délié. Ne s’agit-il pas du destin de toute pulsion si elle n’est pas modulée, transformée, symbolisée dans une relation à un ou des objets externes qui la soumettent à un processus psychique qui en assure la liaison et qui l’inscrit dans un univers de sens. C’est l’axe qui va de la destructivité à la créativité que Francis Drossart a souhaité illustrer et qui est au cœur de la pensée kleinienne.
Le débat que me paraît susciter légitimement le modèle kleinien tourne autour des fonctions des objets externes. Melanie Klein, en effet, nous plonge directement dans le monde des phantasmes inconscients et des objets internes dont s’occupe la psychanalyse à l’intérieur de la situation de transfert. Quid alors du rôle des objets externes dans le développement psychique de l’enfant et dans la construction de sa personnalité ? C’est sur ce point que s’opère une divergence avec Donald Winnicott qui, tout au contraire, met l’accent sur la relation de l’enfant à ses objets externes et tout d’abord à sa mère ou à son substitut. C’est aussi sur ce point que Bion viendra compléter voire infléchir la pensée kleinienne en proposant son célèbre modèle de la relation contenant/contenu. Il était donc nécessaire qu’après un exposé des principaux concepts de Melanie Klein, les compléments, voire les divergences dus à Bion et à Winnicott soient évoqués. Il reste que c’est sur le terreau fertile de cette pensée que se sont développées des contributions d’une richesse théorique et technique sans égale dans le reste du monde psychanalytique. Les principales d’entre elles sont évoquées dans cet ouvrage, à savoir les apports de Herbert Rosenfeld, Hanna Segal, Donald Meltzer.
Le chapitre consacré à l’œuvre de Winnicott, rédigé par Géraldine Le Roy, donne un aperçu des différences entre sa pensée et celle de Melanie Klein. Curieusement, alors que la pensée mère, celle de Melanie Klein, se voyait le plus souvent ignorée ou critiquée par les psychanalystes français, celle de Winnicott fut acceptée avec un enthousiasme qui avait tout l’air d’une défense contre les élucubrations de la « tripière géniale », surnom donné par Lacan à Melanie Klein. Certes la richesse et la subtilité du premier méritait l’intérêt que suscitaient les traductions successives de chacun de ses ouvrages, mais il n’y avait pas qu’un intérêt désintéressé dans cet enthousiasme. Winnicott, décrivant la préoccupation maternelle primaire, la dépendance du nourrisson vis-à-vis de sa mère, l’illusion toute puissante de créer son objet, les objets et phénomènes transitionnels, apparut pour beaucoup comme l’avocat du « vert paradis des amours enfantines » là où Melanie Klein décrivait un bébé habité de fantasmes sadiques et destructeurs, avide de la possession de son objet, voire envieux de ses objets externes au risque de mettre toute son énergie à les détruire tout en se détruisant lui-même. La triste actualité du moment nous en donne des exemples vécus à travers les drames du terrorisme aveugle et sacrificiel.
C’est bien cela que Freud décrivait sous le nom d’instinct de mort : une pulsion qui, faute d’être contenue, modulée, transformée, symbolisée, se retourne en une puissance destructrice au lieu de servir à relier le Self à ses objets. Les modèles d’un court-circuit électrique ou d’un barrage hydraulique qui tout d’un coup cède pour tout emporter sur son passage peuvent nous servir de métaphore pour nous représenter ce déchaînement de violence immaîtrisable qui, comme le dit Bion « attaque les liens » (1959) au lieu de les constituer. C’est bien la même énergie qui agit dans un cas comme dans l’autre, mais alors que dans un système contrôlé (contenu dira Bion) elle peut servir à irriguer la vie ou a fabriquer des liens, dans un système sans contrôle elle devient totalement destructrice. Le bébé kleinien n’est pas plus méchant ni plus monstrueux que le bébé freudien ou winnicottien, il est simplement plus vrai, car ce n’est pas de lui seul que dépend la possibilité de contenir et de transformer son énergie vitale, sa pulsion de vie, sa sexualité infantile, mais de toutes ses relations avec un entourage plus ou moins adapté à en saisir l’enjeu et à y répondre de manière adéquate.
C’est, je crois, l’effroi provoqué par l’archaïque, par la sexualité infantile dans toute sa crudité, qui a rendu et rend encore difficile la pénétration des idées de Melanie Klein dans l’espace culturel français. On se rappelle les réticences des esprits français à accepter les descriptions et les hypothèses de Freud, vite accusé de pansexualisme, voire de l’esprit grossier et malsain qui venait de l’autre côté du Rhin. On a assisté à un redoublement de la même réticence à propos des idées de Melanie Klein : c’est bien le dévoilement de la violence et de la crudité de nos instincts, qui sont présents dès la naissance, qui fait scandale. Réduire le drame humain aux seuls conflits de l’Œdipe génital et faire l’impasse sur la brutalisé de la sexualité infantile, telle est la tentation d’un certain purisme « à la française ».
Mais, a-t-on pris garde au fait que cette impasse fait aussi faire l’économie de la créativité. Destructivité et créativité se répondent dialectiquement. Il faut reconnaître dans sa propre personnalité la part de destructivité et s’en saisir pour espérer accéder à une forme ou une autre de créativité. Telle est l’intuition de bien des penseurs avant la psychanalyse, telle est la découverte fondamentale de l’exploration psychanalytique. Melanie Klein elle-même a illustré ce thème dans son bel article de 1929 « Les situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan créateur » . Elle y commente notamment le livret de l’opéra de Maurice Ravel dû à Colette « L’enfant et les sortilèges » : le petit garçon qui refuse de faire ses devoirs d’école, se laisse aller à tous ses fantasmes avides et destructeurs, manger tous les gâteaux de la terre, tirer la queue du chat, arracher les plumes du perroquet – sa mère survient et le menace d’une punition pour sa conduite : il n’aura que du pain sec et du thé sans sucre – l’enfant explose alors de rage et détruit tout ce qui se trouve dans sa chambre, mais les objets se retournent contre lui et le persécutent – il se réfugie dans le jardin, mais là encore il est persécuté par les arbres et les animaux qui l’entourent jusqu’à ce qu’il prenne pitié d’un petit écureuil blessé et le soigne en le pansant avec son écharpe – tout l’environnement redevient favorable et l’enfant murmure « Maman ». L’opéra se termine par le chœur des animaux qui chante « qu’il est beau, l’enfant, qu’il est beau ! »
Avant d’avoir décrit la position dépressive en 1934, bien avant la découverte de la position schizo-paranoïde en 1946 et du mécanisme fondamental de l’identification projective, Melanie Klein a parcouru le cycle de la destructivité à la créativité dans ce commentaire admirable du texte de Colette. Sans doute avait-elle elle-même parcouru ce cycle qui part des fantasmes archaïques de la prime enfance pour aller, si les choses se passent bien, vers la créativité de l’âge adulte.
Francis Drossart est donc pleinement justifié d’avoir choisi cet axe pour proposer une réflexion profonde sur les apports théoriques de la pensée kleinienne. Il ne se contente pas d’ailleurs de commenter les modèles kleiniens. Il y ajoute ses propres découvertes avec les descriptions qu’il nous donne du hiatus périnatal et du hiatus adolescent, descriptions ancrées dans son expérience clinique et psychanalytique personnelle et qui éclairent en profondeur des situations psychiques connues mais sur un mode essentiellement statique. Il y apporte la dimension dynamique qui est la marque de l’exploration psychanalytique.
L’étendue et la richesse de sa culture lui permettent d’illustrer la dynamique fondamentale de l’œuvre kleinienne sur l’axe de la destructivité à la créativité à travers la littérature, la peinture, la sculpture, le cinéma. Loin d’un exposé sèchement théorique des modèles de Melanie Klein, Francis Drossart nous propose un parcours fascinant à la découverte de la créativité des grands auteurs et artistes du 20ème siècle. Gageons que le lecteur français appréciera cette sorte d’introduction culturelle à l’œuvre de cette grande psychanalyste et aux prolongements de cette œuvre dans les développements de ses nombreux élèves.
Une leçon d’ordre général me semble découler de l’aventure de la difficile pénétration de la pensée kleinienne dans le monde psychanalytique : la puissance d’une pensée et la force de séduction qu’elle exerce sur ses contemporains comporte toujours le risque de devenir un dogme pour ceux qui y adhèrent au lieu de leur servir de tremplin pour aller encore plus loin, pour découvrir d’autres horizons juchés, comme le disait Newton, « sur les épaules de géants ». Ce risque n’a pas épargné la pensée freudienne qui a eu tendance à se figer dans une doxa indépassable. Il me semble que cela a empêché les psychanalystes de seconde génération de comprendre et d’accepter les derniers développements du maître autour de la pulsion de mort pour la plupart, autour de la théorie de la relation d’objet pour certains. La théorie de la libido s’était établie comme un dogme qu’il fallait à tout prix respecter sous peine d’hérésie. Il peut en être de même avec toute pensée, y compris celle de Melanie Klein. A cet égard, je ne suis pas sûr que Francis Drossart soit tout à fait exempt du risque que je dénonce lorsqu’il rejette le concept de champ psychanalytique qui, certes, ne fait pas partie du corpus kleinien, mais qui me paraît compatible avec ce corpus et qui peut ouvrir de nouvelles perspectives qu’il serait regrettable d’occulter au nom d’une trop grande fidélité à l’héritage reçu.