POÉSIE ET PSYCHANALYSE
Essais sur le Conflit et la Culpabilité
par Arthur Hyatt Williams
Arthur Hyatt Williams analyse La Belle Dame sans Merci de John Keats et Le Dit du Vieux Marin de Samuel T. Coleridge, en se focalisant, d'une part sur les aspects de la relation mère-enfant telle qu'elle se présente au sein du psychisme des deux poètes, et d'autre part sur la lutte qu'ils mènent pour venir à bout des angoisses persécutrices et paranoïdes qui les accablent.
Dans son essai sur Coleridge, l'auteur fait appel à son expérience clinique auprès de prisonniers condamnés pour meurtre et de toxicomanes ; il nous aide à élargir notre compréhension de l'être humain dans sa lutte pour renouer un contact intime avec lui-même face à la négativité de certaines de ses pulsions.
Dans son essai sur Keats, Arthur H. Williams s'appuie sur son expérience de médecin pour enrichir notre appréciation des images et des états psychiques qui étaient associés chez le poète à sa tuberculose pulmonaire.
"Keats - dont la vie fut si courte -, et Coleridge - qui ne connut que tourments et désordres -, ont incontestablement leur place au panthéon éternel de ceux dont le nom n'est pas "écrit sur l'eau", car ils ont tracé leur propre chemin pour façonner et guider notre vie spirituelle. C'est à juste titre que l'on dit d'eux qu'ils ont été les premiers psychanalystes."
Meg Harris Williams
L'auteur : médecin psychiatre, psychanalyste didacticien, Arthur Hyatt Williams a longtemps dirigé la London Clinic of Psychoanalysis et le Département pour Adolescents de la Tavistock Clinic. Il a aussi travaillé pendant plus de vingt ans à soutenir psychiquement les grands criminels internés à la prison de Wormwood Scrubs ; il décrit cette expérience difficile et pour d'aucuns ingrate dans son livre Cruelty, Violence and Murder - Understanding the criminal mind (publié chez Jason Aronson, New York, Londres), où il souligne l'importance d'aider ces patients dans leur travail de deuil, un travail qui leur est accablant, mais qu'ils ne peuvent éviter.
96 pages 16 x 24 cm 18 Euros
ISBN 2-912186-22-6
Introduction : Meg Harris Williams
Traduction : David Alcorn
Illustration : Le Temps Silencieux, 116 x 89 cm, de Christian Halna du Fretay (Lorient)
Introduction de Meg Harris Williams
Bibliographie
Index
Meg Harris Williams
Voici deux textes classiques d'une grande portée historique ; ils datent en effet des années 1960, bien avant que la littérature ne devienne un thème courant dans les écrits psychanalytiques. Par la suite, l'intérêt pour l'apport des poètes anglais à l'étude de la psychologie et à la recherche psychanalytique n'a cessé de grandir. Pour autant que je sache, Arthur H. Williams est le premier de son entourage professionnel à avoir accepté l'invitation de Wilfred R. Bion à considérer que le poète "écrit sérieusement" et à explorer le sens que pouvait prendre une telle approche. Comme toujours dans le cas d'écrits psychanalytiques, les deux essais de ce recueil sont rédigés à la manière d'une étude de cas plutôt que comme une explication de texte ; néanmoins ils font nettement ressortir l'empathie naturelle à l'égard de la poésie et l'attachement profond de l'auteur pour ces deux poètes (en particulier pour Keats) qui l'ont incité - on dirait presque contraint - à développer encore davantage l'intérêt qu'il leur porte de longue date et à mettre par écrit ses réflexions. On ne peut que saluer la publication de ces deux textes dans un même ouvrage car ils se complètent particulièrement bien pour ce qui concerne la relation entre les deux poètes, le style ballade des poèmes étudiés et leur thématique psychologique sous-jacente.
Comme toute oeuvre d'art impérissable, "La Belle Dame sans Merci" et "Le Dit du Vieux Marin" peuvent être interprétés à l'infini. Williams, cependant, se situant au vertex kleinien, se focalise d'une part sur les aspects de la relation mère-enfant à l'intérieur du psychisme des poètes qui jusqu'alors étaient difficiles à repérer, et d'autre part sur la structure globale de la lutte pour venir à bout des angoisses persécutrices ou paranoïdes ("la mort") grâce à la mise en place d'une dépendance confiante vis-à-vis de l'objet maternel. Les contours d'une telle expérience primaire peuvent être particulièrement bien saisis par la forme des poèmes - la ballade - en raison de sa simplicité et du sentiment d'inévitabilité qui l'accompagne. La ballade traditionnelle, redécouverte vers la fin du xviiie siècle, commençait à être considérée comme un support d'une importance et d'un sérieux jusqu'alors insoupçonnés, capable de mettre en valeur des thèmes universaux tels que ceux qui sont étudiés dans ce recueil. Avec les éléments biographiques qui sont à sa disposition, Williams éclaire son exploration d'un jour nouveau et commente les poèmes du point de vue du thérapeute ; il y voit des récits de transgressions infantiles et de remords, accompagnés de famine spirituelle et de flux renouvelé d'inspiration, dans une oscillation ininterrompue entre positions schizo-paranoïde et dépressive. En outre, dans son essai sur Coleridge, il fait appel à son expérience clinique auprès de prisonniers condamnés pour meurtre et de toxicomanes afin d'élargir l'universalité de notre compréhension de la lutte pour retrouver le contact intime avec soi-même face à la négativité du meurtrier interne. Dans son texte à propos de Keats, Williams s'appuie sur son expérience de médecin pour enrichir notre appréciation des images et des états psychiques qui étaient, chez le poète, associés à la tuberculose pulmonaire ; faute de cet apport, nous n'aurions guère été en mesure de saisir toute l'importance de cet aspect car cette maladie, qui faisait des ravages à l'époque de Keats, est rare de nos jours.
Les textes de ce recueil parlent d'eux-mêmes, aussi vais-je les introduire en disant quelques mots à propos de la relation littéraire qu'entretenaient les deux poètes dont il est ici question.
Lorsque Bion dit des poètes romantiques anglais qu'ils étaient "les premiers psychanalystes", Keats et Coleridge étaient sans doute au premier plan de ses pensées. Dans une lettre à William Sotheby en juillet 1802, Coleridge écrit :
"Implicitement sinon explicitement, le grand poète doit être profondément métaphysicien. S'il ne possède pas cette capacité dans sa cohérence logique, il lui faut l'avoir grâce à son habileté. Pour tous les sons et les formes de la nature humaine, il lui faut l'oreille de l'Arabe solitaire qui écoute le silence du désert, l'oeil de l'Indien d'Amérique du Nord qui retrace les pas de son ennemi parmi les feuilles qui jonchent le sol de la forêt, le toucher de l'aveugle qui effleure le visage d'un enfant chéri."
En fait, Keats et Coleridge étaient remarquables au plan de leur réflexion métaphysique tant explicite qu'implicite et quant à leurs modes de création poétique ; mais ils diffèrent l'un de l'autre en ce sens que Keats est un vrai poète par vocation, engagé au plus profond de son être dans la poésie, alors que Coleridge est avant tout un penseur poétique - un professeur, philosophe et prédicateur - dont la prose est le plus souvent poétique. Pour la poésie au sens strict, seules quelques oeuvres de Coleridge possèdent le flux d'inspiration ou le charme populaire de son "Dit du Vieux Marin". (Pour se justifier, il disait lui-même qu'il se sentait éclipsé par l'immense talent de son ami Wordsworth.) Beaucoup de témoignages, cependant, font état de la musicalité de sa voix, de son discours qui coulait comme une rivière et de la nature captivante de son regard expressif, qui incitèrent souvent ses contemporains à le comparer à son Vieux Marin et à l'interminable saga des mers que celui-ci récite. Il semble que Coleridge était capable d'envoûter littéralement ses auditeurs, aussi bien lors d'échanges privés que dans les amphithéâtres qui, pendant la majeure partie de sa vie, servaient de cadre à ses méditations improvisées. C'était en effet un prédicateur errant, contraint à trouver des interlocuteurs à qui raconter "son" histoire - une histoire parlant tout simplement des qualités et capacités essentielles du genre humain dans ce qu'il a de plus ordinaire. "Ses pensées s'habillaient d'ailes", disait de lui William Hazlitt. Contrairement à ce que l'on aurait pu supposer, le flux de son discours n'avait rien d'égoïste ; il dépendait, semble-t-il, de sa capacité à se mettre en empathie avec ses auditeurs. S'il sentait une baisse d'intérêt de leur part, "il était curieux de voir comment sa voix s'affaiblissait aussitôt" (selon John Wilson). Son "discours" était en fait une sorte de confession intérieure, dont ses auditeurs pouvaient profiter s'ils le souhaitaient.
Il n'y eut qu'une seule rencontre entre Keats (alors âgé de 24 ans) et Coleridge (qui en avait 46) ; elle eut lieu lors de ce "printemps particulièrement splendide" décrit par Arthur H. Williams dans son article sur Keats. Ils se sont rencontrés par hasard à Kenwood, sur la lande de Hampstead , et ont traversé ensemble le Vale of Health, accompagnés d'un des anciens professeurs de Keats à l'époque où il était étudiant à l'école de médecine. Contrairement à la plupart des auditeurs de Coleridge, Keats ne sembla pas totalement passionné par le discours de son aîné ; quelque peu perplexe, il envoie à son frère et à sa belle-soeur, qui habitent les États-Unis, ce compte rendu de sa conversation avec Coleridge au cours de leur promenade :
"Au cours de ces trois kilomètres, il a abordé mille sujets - voyons si je peux en dresser une liste - les Rossignols, la Poésie - la sensation Poétique - la Métaphysique - les différents genres et espèces de Rêves - les Cauchemars - un rêve accompagné d'une sensation de toucher, toucher simple et double - un récit de rêve - conscience première et conscience seconde - l'explication de la différence entre volonté et Volition - tant de métaphysiciens faute de soupçonner l'existence de la seconde conscience - les Monstres, le Kraken, les Sirènes - Southey y croit - la croyance trop diluée de Southey - une histoire de fantôme - bonjour - j'ai entendu sa voix au moment où il venait vers moi - je l'ai entendue au moment où il s'éloignait - je l'ai entendue pendant tout l'intervalle - si l'on peut employer ce mot. Il s'est montré assez civil pour m'inviter à lui rendre visite à Highgate."
[Lettre du 11 avril 1819 à George et à Georgiana Keats]
Les deux poètes se serrent la main et partent chacun de leur côté. (Coleridge était tellement absorbé par ses propres préoccupations qu'il crut par la suite que leur rencontre n'avait duré que quelques minutes.) Avec sa légèreté d'esprit coutumière, Keats nous donne une indication vivante de la nature des thèmes qui s'agitaient et se mélangeaient constamment dans la tête de Coleridge, et de l'impact de l'éloquence professorale que celui-ci exerçait. Car au cours de ce printemps 1819, célèbre pour ses innombrables rossignols, Keats - malgré sa perplexité - voyait en Coleridge une sorte de rossignol ; dans les quelques semaines qui suivirent, il écrira non seulement "La Belle Dame sans Merci", mais aussi toutes ses grandes Odes (à l'exception de l'"Ode à l'Automne"), y compris celle dans laquelle il imagine le chant vibrant du rossignol, qui "va s'affaiblissant [...] franchit [...] la colline, puis s'anéantit dans les profondeurs de la vallée prochaine." Keats était tout le contraire de l'auditeur qui aurait fait "s'affaiblir aussitôt" la voix de Coleridge. Celui-ci réagit à la réceptivité de Keats, et Keats continua à écouter cette voix à mesure qu'elle s'affaiblissait au-delà du Vale of Health ["Vallée de la Santé"], transformant son contenu au sein de son propre poème.
Cette qualité, essentielle aux yeux de Keats, qu'il appela "capacité négative", se nourrit de ses réflexions à propos de Coleridge, même si celles-ci sont quelque peu critiques - il dit, en somme, que Coleridge n'a pas su développer suffisamment sa "capacité négative". Cela dit, le concept lui-même est basé sur la distinction qu'établit Coleridge dans sa Biographia Literaria entre deux sortes d'"hommes de génie" - celui dont le génie est "impérieux" : par projection, il organise d'autres aptitudes ou d'autres personnes ; et celui dont le génie est "absolu" : il introjecte et assimile ses expériences de manière plus passive et moins omnipotente. C'est cette distinction qui fut reprise d'abord par William Hazlitt puis, plus tard, comme l'écrit Arthur H. Williams, par des critiques littéraires tels que Middleton Murry.
Au moment où ils écrivaient leur ballade respective, les deux poètes avaient à peu près le même âge, c'est-à-dire 24-25 ans. C'était aussi le moment où l'un tombait amoureux alors que l'autre voyait ses projets sentimentaux contrecarrés (Les "amis" de Coleridge l'avaient contraint à se marier). Dans les deux cas, le personnage de la fée / démon qui domine leur rêve aussi bien comme épouse que comme mère, peut être considéré comme étant l'esprit même de la poésie ; il approche le poète en maniant peurs, séductions et avertissements quant à sa vocation. Les marins étendus morts sur le pont du navire, l'oeil accusateur, et les pâles guerriers / enfants qui meurent sur le flanc de la froide colline, l'oeil hagard, sont frères au sens le plus large - ils sont l'humanité tout entière. Ce sont, pour reprendre le mot de Keats, les générations "affamées". Dans un tel contexte, l'outil conceptuel le plus utile introduit il y a quarante ans dans le corpus psychanalytique, est probablement celui du conflit esthétique ; il permet d'élargir la portée de la qualité "démoniaque" de l'esprit poétique au-delà de la mort au sens propre ou de l'opium, de sorte que nous pouvons dès lors apercevoir l'ambiguïté inhérente à sa nature. Dans une épitaphe qu'il écrit pour lui-même, Coleridge inverse le sens du "cauchemar nommé Vie-en-la-Mort" de sa muse dans le récit du Vieux Marin :
"Arrête-toi, passant chrétien ! Arrête-toi, enfant de Dieu,
Et lis, la poitrine légère. Sous cette motte de terre
Gît un poète - ou ce qui un temps en eut l'apparence.
Oh, fais remonter dans tes prières une pensée pour S.T.C.
Pour que celui qui, pendant tant d'années de labeur à en perdre le souffle
N'a trouvé que la mort dans la vie, puisse ici trouver la vie dans la mort !"
C'est au poète de renoncer à l'illusion de la toute-puissance pour éviter que le "démon / poésie" ne devienne source de catastrophe, mais pour faire en sorte qu'il contribue à nourrir l'humanité et la sauver de la famine psychique. Le poète peut le faire par le seul fait qu'il écrit le poème, car ce poème inspiré représente le rêve tel qu'il est accueilli dans le contre-transfert - son sens déroutant et perturbateur est déjà contenu et ses implications catastrophiques sont prêtes à être digérées. Le processus grâce auquel le genre humain trouve enfin sa voix est en même temps le moyen d'arracher la vie des griffes de la mort ; cette voix-là existe dans les mots propres à chaque poème particulier. C'est en cela que sa nature est immortelle.
À l'époque où il serrait la main de Keats sur Hampstead Heath, Coleridge était "adopté" - il était accueilli chez le Dr James Gillman, qui l'aidait à mieux maîtriser son appétence pour l'opium. S'il savait que Keats était poète, il ne prit pas la pleine mesure du génie poétique naissant de son cadet ; plus tard, Coleridge devait avouer qu'après coup il "ressentit la mort dans sa main". De manière analogue, il nous serait facile, avec le recul, d'exagérer la portée de la toxicomanie à l'opium de Coleridge. L'opium peut avoir un intérêt technique et thérapeutique, mais qui n'est pas éternel ; il ruina la vie du poète, tout au moins en partie ou pour de longues périodes -, mais il n'a pas ruiné le travail de toute une vie qui nous permet aujourd'hui de nous souvenir et d'apprécier Coleridge. C'était peut-être son destin d'être davantage un prophète de la poésie qu'un poète en soi (ce qu'il regrettait lui-même) ; quoi qu'il en soit, Coleridge a réussi à faire entrer Shakespeare dans la vie des générations suivantes d'une manière qui a incontestablement révolutionné nos perceptions culturelles. Le rossignol continue à chanter dans la vallée prochaine.
Dans ses dernières années, la grande crainte de Coleridge était qu'on le "démasque", je veux dire qu'on le découvre avec tous ses talents, réels dons divins, non utilisés ou mal utilisés. De même, Keats, bien avant la maladie qui allait lui être fatale, se demandait s'il allait mourir avant que sa plume "n'eût glané toute la récolte de son cerveau foisonnant d'idées". Cela n'avait pas la même résonance que l'horreur de perdre sa fiancée Fanny Brawne - un cauchemar relevant de sa vie personnelle. Arthur H. Williams nous raconte l'étonnante capacité de Keats à permettre à sa vie psychique de continuer à être nourrie, même pendant les derniers mois de sa vie d'agonisant, quand il souffrait d'une "absence presque totale de tissu pulmonaire normal" :
"Jusqu'à la fin, son caractère aimant et aimable apparaissait comme un éclat de soleil qui subitement illumine et transcende sa mort vivante." [p.41]
Keats la décrivait lui-même comme "une existence posthume", mais il continuait à recevoir la lumière de ce qu'un temps il appela le "royaume d'or" de la poésie. Le cauchemar du talent gâché ou non mis en oeuvre semble être caractéristique de l'état d'esprit du poète. Il n'en reste pas moins que Keats - dont la vie fut si courte -, et Coleridge - qui ne connut que tourments et désordres -, ont incontestablement leur place au panthéon éternel de ceux dont le nom n'est pas "écrit sur l'eau", car ils ont tracé leur propre chemin pour façonner et guider notre vie spirituelle. C'est à juste titre que l'on dit d'eux qu'ils ont été les premiers psychanalystes.
Meg Harris Williams
(Londres - Janvier 2005)