AVANT-PROPOS à The Long Week-End
Wilfred Bion est né à Muttra, dans les Provinces Unies de l’Inde, en 1897. Nombre de générations de sa famille (d’origine huguenote) avaient servi en Inde – comme missionnaires, dans la Police indienne, et au ministère des Travaux publics. À l’âge de 8 ans il a été envoyé en Angleterre pour aller à l’école primaire, et ne devait plus jamais revenir en Inde. Toute sa vie il resta très attaché à son pays natal. Il mourut en novembre 1979, deux mois avant un séjour prévu à Bombay. Son autobiographie est restée inachevée, mais les années couvertes par ce livre constituent une période distincte qui prit fin avec la démobilisation, juste avant qu’il ne soit monté à Oxford pour étudier l’Histoire. Il estimait alors qu’il lui fallait commencer une nouvelle vie, en partant de fondations incertaines. Il se considérait comme sans instruction, ayant perdu le contact avec le monde extérieur à l’école et à l’armée, et démoralisé par son expérience de la guerre. Néanmoins, son talent exceptionnel pour le rugby et la natation sauva la situation – tout comme il l’avait fait pendant sa scolarité. Bien qu’il estimait que la guerre l’avait laissé incapable de tirer profit des possibilités offertes à l’université, il s’est toujours rappelé avec gratitude les conversations qu’il avait eues avec le philosophe H.J. Paton . À la date de 1924, il était clair pour lui où se trouvaient ses centres d’intérêt – dans la psychanalyse. Il commença à étudier la médecine à l’Hôpital de l’University College, à Londres, reçut la Médaille d’or en Chirurgie, obtint son diplôme en 1930, et continua ensuite par une formation psychanalytique. À l’hôpital de l’University College il a été en contact avec un autre homme exceptionnel, Wilfred Trotter, le chirurgien et l’auteur de Instincts of the Herd in Peace and in War. Paton et Trotter jouèrent tous deux un très grand rôle dans son développement intellectuel. Après la Seconde Guerre Mondiale, durant laquelle il servit comme Psychiatre Chef au comité de sélection du Ministère de la guerre, il consacra le reste de sa vie à la pratique de la psychanalyse. Il devint l’un des plus importants penseurs originaux dans ce champ, et aussi dans celui du fonctionnement des groupes, donnant beaucoup de conférences, écrivant abondamment – de nombreux articles et quelques quatorze livres, la lecture de la plupart étant désormais exigée dans les instituts de formation. Il fut Président du Comité exécutif de la Tavistock Clinic à Londres, en 1945 ; Directeur de la Clinique londonienne de psychanalyse de 1956 à 1962 ; et Président de la Société psychanalytique britannique de 1962 à 1965. En 1968, une demande pour qu’il vienne travailler à Los Angeles lui fournit l’occasion d’échapper à ce qu’il appelait «l’attachement confortable au foyer» de l’Angleterre. Les immenses espaces ouverts de l’Ouest Américain réveillèrent ses souvenirs de son enfance en Inde : la culture, cependant, était tout à fait nouvelle pour lui. Cela le libéra des limites du traditionalisme et lui permit d’accueillir ses «pensées sauvages». Son esprit était tout aussi réceptif à de nouvelles impressions pendant la dernière décade de sa vie qu’il l’avait toujours été dans sa jeunesse. C’est ainsi que dans l’environnement étranger, vital, dangereux mais superficiellement idyllique de la Californie, il fut stimulé à écrire la trilogie, A Memoir of the Future, une fantaisie autobiographique psychanalytiquement orientée, la plus controversée et la moins comprise de ses œuvres. Les qualités de courage et d’aptitude à diriger, déjà manifestes lorsqu’il avait 20 ans, lui rendirent grand service en tant que psychanalyste. Il se fit beaucoup d’ennemis, comme s’en font toujours les penseurs originaux, mais quelle que soit la véhémence de l’hostilité, il ne se détourna jamais de sa détermination d’être fidèle à lui-même et à ses convictions. Bien qu’à l’origine son intention ait été de rester seulement trois ou quatre ans en Californie, il ne retourna pas en Angleterre avant 1979. Il est mort deux mois plus tard à Oxford, apercevant, depuis son lit d’hôpital, «les flèches rêveuses». Ceux qui ont eu assez de chance pour être imprégnés de sa sagesse et touchés par sa sollicitude affectueuse ne furent plus jamais tout à fait les mêmes. Pour nous qui le connaissions bien, quelque chose de lui nous accompagnera pour le reste de nos vies.
Francesca Bion, Abingdon, Oxfordshire, 1982
ENVOI
Un jour d’avril 1951, peu après que Wilfred et moi avions annoncé nos fiançailles, dans l’ascenseur montant à mon bureau au Tavistock Institute en compagnie de John Harvard Watts, ce dernier dit, «J’apprends que vous allez nourrir le génie». C’était un défi surprenant et quelque peu intimidant ; cela évoquait des images d’un excentrique ; d’un reclus ; d’un intellectuel distrait, négligeant son apparence personnelle, avec un manque d’intérêt pour la nourriture, les joues creuses, de santé fragile. Mais aucune d’elles ne semblaient correspondre à cet homme avec lequel je voulais passer le reste de ma vie. Lui, était timide, simple, affectueux, plein d’esprit, et d’une santé notablement robuste ; un amoureux de bonne nourriture, de bon vin et des meilleurs cigares. Aussi je me suis sentie confiante en acceptant la remarque de John comme de la flatterie amicale. Mais il avait raison. Je n’avais pas alors rencontré l’homme au caractère bien trempé qui existait à l’intérieur de l’homme bienveillant. Sa détermination à ne pas se plier aux circonstances pour être sympathique aux autres, son courage à courir sur son erre dans le travail qu’il sentait être sur la bonne voie bien qu’il ne pouvait donner aucun élément de preuve pour certifier ses impressions, son refus d’être, ou de faire quelque chose, insincère envers lui-même – tout cela, combiné à une perspicacité pénétrante de l’esprit humain et de la condition humaine, a produit une personne extraordinaire. Et parce que la dureté n’a jamais pénétré son âme il est demeuré profondément sensible et réceptif à toutes les pensées et idées dans l’air cherchant un esprit où loger. Sa façon de se percevoir lui-même, cependant, était tellement différente de celle de ceux d’entre nous qui l’admirions et l’aimions que c’était difficile de reconnaître un quelconque rapport. Il se plaignait encore et encore, quand nous parlions ensemble, de son ignorance et de ce qu’il appelait sa “lâcheté” ; il rejetait totalement les descriptions de lui-même comme “exceptionnel” ou “célèbre”. Et de citer, «Il n’y a pas de champs d’amarante de ce côté-ci de la tombe. Il n’y a pas de voix, même mélodieuse, qui ne finisse par être silencieuse. Il n’y a aucun nom, quelle que soit l’insistance de l’accent d’amour passionné qui le répète, dont l’écho ne devienne faible pour finir». Et moi de dire, essayant de ne pas pleurer, «Tu es un pessimiste». «Non, répondrait-il, seulement un réaliste». Il faut du courage pour être réaliste et le vrai courage va de pair avec la peur. Il avait peur – étant petit garçon séparé de ses parents, à l’école dans un pays étranger ; comme commandant de tank pendant la première guerre mondiale, allant au combat sachant que la chance de survie après la troisième attaque était nulle ; comme psychanalyste affrontant les terreurs de l’inconnu ; et même comme conférencier s’adressant à un public sans la bouée de sauvetage de quelques pages imprimées. Je sais que ceci a demandé beaucoup de courage. Il me disait souvent, avec un regard inquiet, juste avant «d’aller sur scène», «Mais je n’ai rien à dire», ou «Qu’est-ce ce que je vais bien pouvoir leur dire ?» Il ne savait pas à l’avance, en fait, ce qu’il allait dire. Ce que nous entendions venait d’être forgé, voire était nouveau pour lui ; une expression, une phrase émergeraient que je ne lui avais pas entendu employer auparavant – un éclair lumineux d’insight, laissant des effets persistants dans l’œil de l’esprit. Toute sa vie la poésie a été d’une importance centrale pour lui. Il parlait souvent de l’impact inoubliable que certains poètes avaient eu sur lui pendant ses années d’école – Milton, Virgile, Shakespeare, Keats, Shelley – et cela en dit long sur son école qui ne l’a pas poussé à détester les poètes avant qu’il n’ait eu le temps de les aimer. Toutes les belles choses l’émouvaient aux larmes – que ce soit la poésie, la prose, la musique, la peinture, la sculpture ou le paysage du Norfolk, ses oiseaux de mer et ses alouettes. Dans une lettre qu’il m’écrivit quelques jours après que nous nous soyons rencontrés il disait : «C’est une merveilleuse nuit éclairée par la lune avec le vent qui soupire doucement dans les pins. Il y a un vers de Flecker qui dit : “Car les pins sont des pins bavards, partout dans le monde”. Ce vers est toujours resté gravé dans mon esprit depuis la première fois où je suis tombé dessus quand j’étais à Oxford. Arthur Bryant et moi avions l’habitude d’apprendre pas mal de poésie quand j’étais levé. Mais je pense que j’en ai appris la plus grande partie durant la première guerre mondiale. Mon plus grand exploit a été en 1918, je pense, alors que notre bataillon n’avait plus de tanks et que moi et une douzaine de mes hommes devions renforcer une position avec nos mitrailleuses. Notre dernière nuit avant la relève, j’étais avec un colonel des Royal Scots et il devint évident, tandis que nous parlions, qu’une attaque allemande de nuit était en train de débuter. Comme tout ce qui pouvait être fait l’avait été, il dit, “Parlons de quelque chose de décent”. Ainsi nous avons parlé des Essais de Sir Roger de Coverly tandis que les Allemands réduisaient en miettes notre position détrempée de trous d’obus et de terrassements par leurs bombardements. Le colonel fut tué peu après, et moi, n’ayant toujours rien à faire, j’appris par cœur L’Allegro et Il Penseroso d’après une Anthologie que j’avais sur moi.» Ce n’est pas surprenant dès lors, qu’il ait espéré compiler une anthologie de poésie ; et comme la psychanalyse était fondamentale pour sa pensée, le recueil devait être destiné aux psychanalystes. Non, disait-il, pour quiconque est juste dénommé psychanalyste, non le label de certification, mais la «vraie chose». Les œuvres devaient être choisies, non pour la pratique de la virtuosité psychanalytique à donner des interprétations soi-disant «psychanalytiques», mais parce qu’une capacité psychanalytiquement élargie rendrait le lecteur prêt à une nouvelle expérience, quand bien même il pourrait penser qu’il connaissait bien l’expérience antérieure des mots. Malheureusement, l’anthologie devra rejoindre la longue liste de ses travaux en projets mais non écrits, néanmoins j’aimerais vous lire une partie de ce qu’il a écrit pour l’introduction. C’est facile à l’ère des fléaux – non de pauvreté et de faim, mais d’abondance, d’excès et de gloutonnerie – de perdre notre capacité à ressentir de la crainte mêlée de respect. Il est bien aussi de se voir rappeler par le poète Herman Melville qu’il y a de nombreuses façons de lire des livres, mais très peu de les bien lire – c’est à dire, avec une crainte mêlée de respect. Combien cela est-il plus vrai des gens qui lisent. Quelqu’un a demandé «Pourquoi escalader les montagnes ?» Parce qu’elles sont là, fut la réponse. J’ajouterais que certains préfèreraient remettre l’exercice à plus tard jusqu’à ce que leurs aspérités, hauteurs, profondeurs et déclivités aient été réduites à une platitude insipide. Le Grand Canyon sera apprivoisé ; l’Everest, le Kanchenjunga éclairés au néon ; le col de Glencoe abandonné par ses revenants ; Nanda Devi ne sera plus la demeure des Sept Rishis ; The Master of Stair un fantôme sans os. William Blake, dans ses Vers Gnomiques, a dit, «Les grandes choses surviennent quand les hommes et les montagnes se rencontrent, et non quand on joue des coudes dans la rue». J’ai recours aux poètes parce qu’ils me paraissent dire quelque chose d’une façon qui dépasse mes compétences et cependant être d’une façon que je choisirais moi-même si j’en étais capable. L’inconscient – faute d’un meilleur terme – me semble montrer la voie «jusqu’où descendre», ses domaines ont une qualité propre à inspirer de la crainte mêlée de respect. Un des deux exemplaires appartenant à Wilfred de Spirit of Man de Robert Bridges, montre des traces de nombreuses années de maniement et de lecture ; certains des poèmes sont soulignés de traits de crayon dans la marge ; certains des traits sont d’épaisseur double ou triple montrant des degrés croissants d’enthousiasme. Sur les pages blanches il a écrit certains poèmes et citations de son choix, parmi lesquels un poème de Flecker, “To a Poet a Thousand Years Hence”. Au moment de la mort de Wilfred, Julian, découvrant la vérité des mots de Blake, “rencontrer les montagnes”, faisait du trek dans les environs de l’Annapurna. Il voudrait ajouter ce poème à ceux que nous avons lus lors de la crémation.
À UN POÈTE POUR DANS MILLE ANS
Moi qui suis mort il y a mille ans
Et ai écrit ce doux chant d’autrefois
T’envoie mes mots en messagers
Comme je ne les transmettrai pas.
Peu m’importe que tu construises un pont par delà les mers
Ou parcoures sans risque le ciel cruel
Ou bâtisses des palais accomplis
En métal ou en pierre.
Mais connais-tu encore le vin et la musique,
Et les statues et un amour avec des étincelles dans les yeux,
Et les idées stupides du bien ou du mal,
Et les prières à ceux qui siègent là-haut ?
Comment allons-nous surmonter ?
Comme un vent Qui tombe le soir nos chimères soufflent,
Et le vieux Maimonide l’aveugle
L’a dit il y a trois mille ans.
Ô ami, que je ne peux voir, à naître, inconnu
Toi qui apprends notre douce langue anglaise,
Lis à haute voix mes mots, le soir, dans la solitude,
Je fus poète, je fus jeune. Dès lors que je ne pourrai jamais voir ton visage
Ni jamais te serrer la main,
J’envoie mon âme par delà le temps et l’espace
Pour t’accueillir. Tu comprendras.
Il est mort comme il avait vécu – avec courage. Il acceptait la fin de sa vie avec philosophie, conformément à sa croyance dans le conseil «N’essayez pas de maintenir en vie à tout prix». Le 14 novembre nous étions dans le cimetière de Happisburg sur les hautes falaises au-dessus de la mer du Nord. Ici, dans son «Norfolk bien-aimé» aux vents vivifiants, aux ciels immenses, à la lumière vive, qu’il chérissait depuis l’enfance, ses cendres furent enterrées; ici il a toujours été heureux. Il citait souvent ce poème de George Herbert sur le réveil un matin dans la lumière du soleil – s’empressant d’ajouter que pour beaucoup ces vers étaient médiocres, mais pour lui ils étaient beaux.
VERTU
Douce journée, si fraîche, si tranquille, si radieuse !
Noces de la terre et du ciel – La rosée pleurera sur ton déclin ce soir ;
Car tu dois mourir
Douce rose, dont la couleur empourprée et courageuse
Enjoins le contemplateur imprudent à essuyer ses yeux,
Tes racines sont à jamais dans leur tombe,
Et tu dois mourir
Doux printemps, prodigue en jours délicieux et en roses,
Écrin où tes jouissances gisent compactées,
Ma musique montre que tu as tes tombeaux,
Et tout doit mourir Seule une âme douce et vertueuse,
Comme le bois d’œuvre, jamais ne cède ;
Mais que toute la création se change en cendres,
Elle, alors, avant tout, vit.
Ma petite-fille, âgée de 7 ans, a mis des mots sur ce que tant d’entre nous ressentions après la mort de Wilfred – «Je ne m’étais pas rendu compte que je connaissais Grandpa si bien». Son amour, sa sagesse, son humour affectueux, sa préoccupation bienveillante ont pénétré nos vies. Je crois que nous allons continuer à ressentir, parfois avec surprise, que nous ne nous étions pas rendu compte que nous le connaissions si bien.
Francesca Bion