L'OBSERVATION ATTENTIVE DES BÉBÉS
Depuis de longues années, l'observation régulière d'un bébé pendant une heure chaque semaine au cours de ses deux premières années, est un élément essentiel du cursus de formation des psychothérapeutes d'enfants à la Tavistock Clinic de Londres. C'est en effet en 1948 qu'Esther Bick y a développé cette méthode de travail originale que Martha Harris ouvrira en 1960 à toutes les professions médico-sociales et de l'enseignement dans le cadre du Cours d'Observation.
Au travers de neuf fascinants exemples et d'une large réflexion portant sur la méthode, les auteurs montrent comment l'expérience d'observer attentivement le développement émotionnel d'un nourrisson dans son milieu le plus naturel (sa famille), peut aider à mieux comprendre les processus de développement de l'être humain. Cette compréhension peut aider les différents professionnels de la santé et de l'enseignement à mieux communiquer avec leurs patients ou élèves et donc à mieux maîtriser certaines situations de leur quotidien. Cet ouvrage de référence de la Tavistock Clinic s'adresse à eux. Il intéresse également les parents désireux d'élargir leur compréhension du développement des bébés.
" Il s'agit d'un document de première main pour apprécier l'enseignement d'Esther Bick et l'héritage qu'elle a laissé aux générations futures de psychothérapeutes et de psychanalystes ... On est émerveillé par la richesse de la vie psychique des bébés qui ne cesse de nous émouvoir et de nous questionner. " Professeur Didier Houzel (Psychiatrie de l'Enfant et de l'Adolescent, Faculté de Médecine de Caen)
Les auteurs : Lisa Miller et Margaret Rustin sont psychothérapeutes d'enfants à la Tavistock Clinic ; Margaret Rustin est aussi doyen des études et des formations universitaires qui y sont dispensées. Le professeur Michael Rustin enseigne la sociologie à l'université d'East London. Judy Shuttleworth est psychothérapeute d'enfants à l'Enfield Child Guidance Clinic.
Traduction : David Alcorn
Introduction (édition française) : Professeur Didier Houzel
224 pages format 16 x 24 cm 22,40 Euros
Introduction à l'édition française Didier Houzel
Préface
Introduction Lisa Miller
Auteurs des observations : Mary Barker, Susan Coulson, Ricky Emmanuel, Trudy Klauber, Jeanne Magagna, Emanuela Quagliata, Gabriella Spanò, Ann Wells
Bibliographie
Index analytique
Professeur Didier Houzel
L'observation des bébés est devenue une source essentielle de connaissance du psychisme humain, de son développement et de son fonctionnement. Parmi les différentes méthodes d'observation qui se sont développées, il en est une qui s'appuie sur la psychanalyse, la méthode mise au point par Esther Bick entre 1948 et 1964. Le présent ouvrage est une introduction à la théorie et à la pratique de la méthode d'Esther Bick, qui est présentée par ses élèves les plus proches, devenus à leur tour des enseignants et des formateurs expérimentés. C'est à la Tavistock Clinic que la méthode a vu le jour, c'est la pratique de la Tavistock Clinic qui est ici rapportée. Il s'agit donc d'un document de première main pour apprécier l'enseignement d'Esther Bick et l'héritage qu'elle a laissé aux générations futures de psychothérapeutes et de psychanalystes.
Cette méthode n'est plus une inconnue en France, depuis que quelques psychanalystes d'enfant français se sont rendus à Londres, il y a de cela une vingtaine d'années, pour se former auprès d'Esther Bick elle-même ou auprès de Martha Harris. Grâce à cela, des groupes d'observateurs de bébé ont pu se constituer dans notre pays au début des années 80. Peu après, des formateurs britanniques ont commencé à venir régulièrement pour participer à cet enseignement. Il est possible maintenant de se former à l'observation des bébés à Paris et à Lyon, mais aussi en Bretagne, en Basse-Normandie et dans le sud-ouest de la France. Peu à peu la méthode gagne du terrain dans l'hexagone et convainc de sa valeur tous ceux qui la mettent en pratique. Pourtant, des réticences et des résistances continuent de se manifester à son encontre. Certains refusent de considérer la méthode d'Esther Bick comme appartenant à part entière au champ de la psychanalyse et de ses applications.
Tout d'abord, il persiste certaines confusions entre observation expérimentale, observation éthologique et observation psychanalytique. L'observation expérimentale fait appel à des protocoles d'expérience et à des moyens d'enregistrement objectif. Il s'agit d'observer la réaction de l'enfant à telle stimulation que l'expérimentateur choisit en fonction d'une hypothèse qu'il veut tester par le recueil de données quantifiables qu'il pourra soumettre à des calculs statistiques. Ce type de recherches a apporté et continue d'apporter une moisson de faits essentiels pour comprendre le développement de l'enfant. Mais comme toute méthode, elle a son domaine de validité et ses limites. Par nature, c'est une méthode analytique, au sens épistémologique du terme, c'est-à-dire qu'elle découpe en éléments simples les phénomènes qu'elle soumet à son investigation. Aux théoriciens ensuite de tenter de reconstruire la complexité en recombinant entre eux les éléments qui auront reçu une validation expérimentale. On sait qu'une telle approche est impropre à rendre compte de certains aspects des phénomènes étudiés, en particulier de leurs aspects dynamiques. Retirer sa dimension dynamique au développement de l'enfant, c'est nécessairement le réduire à un processus maturatif abstrait de tout contexte relationnel. Or, s'il est important de connaître les contraintes et les étapes maturatives de ce développement, cela ne saurait nous suffire.
Il nous faut des méthodes holistiques, c'est-à-dire des méthodes qui nous permettent d'observer la complexité même des phénomènes, dans toutes leurs dimensions et sans découpage préalable. C'est l'éthologie qui, pour les êtres vivants, a inauguré une telle approche, en pratiquant des observations en milieu naturel et en interférant le moins possible avec les phénomènes observés. Les spécialistes des sciences humaines s'en sont largement inspirés. Dans les pages qui suivent, Michael Rustin rapproche l'observation psychanalytique de celle qui est pratiquée en anthropologie et en sociologie : minimum d'activité, abstention de toute intervention, attitude de réceptivité et de neutralité, enregistrement minutieux de tout ce qui est observé ; mais elle s'en distingue dans la mesure où elle est centrée sur les émotions, ce qui a des conséquences immédiates sur l'implication transférentielle des sujets observés et contre-transférentielle de l'observateur.
La méthode d'Esther Bick est donc une méthode d'observation psychanalytique, qui s'apparente à la méthode éthologique, puisqu'il s'agit d'une observation en milieu naturel. Mais elle s'en distingue d'une part par l'absence de tout moyen d'enregistrement autre que les moyens naturels de l'observateur: son attention, ses sens et sa réceptivité psychique ; d'autre part par la place centrale qu'elle donne à l'expérience émotionnelle et fantasmatique de l'observateur.
Deux objections majeures lui ont été opposées par certains théoriciens français de la psychanalyse. La première est de nature historique, la seconde de nature épistémologique.
L'objection historique consiste à dire que l'observation, avec son accentuation sur le vu, est étrangère à la tradition psychanalytique et à l'oeuvre de son fondateur, toute centrée sur l'entendu et plus particulièrement sur le langage. Pourtant, Freud lui-même nous a rapporté de célèbres observations qui ont joué dans le développement de sa pensée un rôle très important, le Petit Hans et l'enfant à la bobine. S'il y avait à faire un procès en légitimité à l'observation psychanalytique, l'argumentation qu'il développe dans l'introduction du "Petit Hans" pèserait lourd en faveur de la défense : "Serait-il donc impossible d'observer directement chez l'enfant, dans toute leur fraîcheur vivante, ces impulsions sexuelles et ces formations édifiées par le désir que nous défouissons chez l'adulte, avec tant de peine, de leurs propres décombres, et dont nous pensons de plus qu'elles sont le patrimoine commun de tous les hommes et ne se manifestent, chez les névropathes, que renforcées ou défigurées" (Freud 1909, p.94). Après lui, bien des psychanalystes, parmi les plus grands, ont rapporté des observations d'enfants. Certains l'ont fait en s'appuyant directement sur l'observation éthologique (René Spitz, John Bowlby). D'autres se sont essentiellement référés à la théorie de la relation d'objet (Mélanie Klein, Donald Winnicott). Esther Bick a fait la synthèse entre ces deux courants. Elle a gardé de l'observation éthologique la rigueur méthodologique et la référence à un cadre. Elle a conservé de la théorie de la relation d'objet la capacité à rendre compte de la dynamique psychique et de la transformation des premières expériences vécues en émotions, puis en représentations et en pensées. Sa méthode nous plonge au coeur de ce problème, c'est ce que nous montre Margaret Rustin à propos des premières angoisses communiquées par le bébé et de leur impact sur l'observateur.
La seconde objection est de nature épistémologique. Elle consiste à dire que l'observateur cherche, en fait, à retrouver ce que la théorie lui enseigne. L'observation ne serait alors qu'une illusion consistant à prendre pour réels les présupposés de l'observateur. Cette illusion s'appuierait sur une croyance naïve en la possibilité d'observer l'inconscient in statu nascendi et d'en découvrir l'origine dans les conduites observables des très jeunes enfants, alors que la psychanalyse nous parlerait uniquement de l'enfant reconstruit, de l'enfant dans l'adulte, d'une enfance mythique toute entière soumise à la loi de l'après-coup. L'objection serait redoutable si elle restait sans réponse. Elle serait, en effet, de nature à retirer toute valeur à l'observation psychanalytique. A quoi bon observer si l'on ne voit que ce que l'on a projeté ? Quelle signification doit-on accorder aux données recueillies si celles-ci ne sont que le reflet des présupposés théoriques qui doivent servir à les interpréter ? On pourrait répondre à cela qu'il n'y a aucun présupposé théorique, que les faits observés sont purs de toute référence conceptuelle et qu'en conséquence ils ne peuvent être soupçonnés d'une validation a priori. Mais une telle profession de foi positiviste est contraire aussi bien à nos traditions intellectuelles qu'aux conclusions des meilleurs épistémologistes. Il n'y a pas d'observation possible sans un minimum de préalables théoriques. C'est ce que nous rappelle Michael Rustin en soulignant que l'observateur a des préconceptions et des orientations d'esprit a priori, mais qu'il doit être capable de les abandonner, si elles ne correspondent pas aux données observées, pour rester réceptif à l'inattendu.
J'ajouterai à cela un argument épistémologique. Les préconceptions de l'observateur doivent porter sur le cadre de l'observation et non sur son contenu. Je fais l'hypothèse que la théorie psychanalytique elle-même est une "théorie du cadre", c'est-à-dire qu'elle nous indique comment observer certains phénomènes psychiques habituellement inapparents ou indéchiffrables, mais elle ne nous permet pas de déduire le contenu d'un psychisme donné à partir de quelques prémisses. Le cadre de l'observation des bébés doit nous permettre d'observer l'inattendu et d'en déchiffrer le sens, mais il repose lui-même sur des postulats qui sont ceux de la théorie psychanalytique. D'où l'importance de ce cadre et de ses différentes composantes, spatio-temporelle, contractuelle, psychique. Le cadre spatio-temporel, c'est le lieu et la durée de l'observation. Le cadre contractuel, c'est l'accord des parents au projet d'observation, leur alliance avec l'observateur conclue avant la naissance de l'enfant. Le cadre psychique, c'est une réceptivité à tout ce qui est exprimé par le bébé et son entourage, sans tri préalable, ce qui suppose une attention intense mais non sélective, tout à fait similaire à l'attention flottante préconisée par Freud comme attitude psychique du psychanalyste pendant la séance. Nul doute que des éléments de théorie se trouvent inclus dans ce cadre psychique. Bion conseillait au psychanalyste d'être sans souvenir, sans désir et sans connaissance. Esther Bick donnait un conseil semblable à l'observateur : ne pas chercher à observer telle ou telle conduite prévue par la théorie, ne pas rechercher les traductions concrètes des objets décrits par la psychanalyse, mais être attentif aux faits sans a priori et les noter ensuite minutieusement dans le langage de tous les jours. Ces recommandations s'appuient, en fait, sur une théorie implicite qui est exposée par Judy Shuttleworth d'une manière limpide. Pour être capable de cette mise entre parenthèse de tout a priori, pour pouvoir réaliser cette époché psychanalytique, l'observateur doit avoir la théorie implicite d'une relation contenu/contenant qui soutient sa conviction qu'il y a quelque chose à recevoir dans l'espace psychique ainsi libéré. Pour qu'il puisse tolérer les états de tension psychique et parfois physique auxquels il se trouve soumis du fait de l'impact émotionnel de certaines situations qu'il observe, il faut qu'il sache, comme nous le rappelle Shuttleworth, que dans un premier état du fonctionnement psychique les parties de la personnalité tendent à se disjoindre et qu'elles ont besoin d'être enveloppées d'une peau psychique qui leur donne une cohérence d'ensemble. Pour qu'il accepte de s'intéresser aux moindres détails concrets de la vie du bébé et de ses attitudes corporelles, il faut qu'il soit persuadé que, dans son tréfonds, la réalité psychique a cette qualité de concrétude que lui avait découverte Mélanie Klein. On est loin d'une démarche scientiste naïve, qui chercherait à objectiver l'inconscient. L'observation psychanalytique n'est pas objectivante, elle met en jeu, bien au contraire, toute la subjectivité de l'observateur, tout en lui permettant de s'interroger sur cette implication subjective. Elle est un merveilleux moyen pour développer ce que Bion avait appeler une "vision binoculaire", c'est-à-dire une capacité de s'observer observant. N'est-ce pas là une démarche centrale dans toute pratique psychanalytique ?
L'abondance du matériel d'observation rapporté et la qualité des commentaires qui l'accompagnent convaincra le lecteur de la fécondité de la méthode. Il faut rappeler qu'elle a été mise au point pour la formation de l'observateur. Les huit observations rapportées montrent bien sa valeur formatrice par leurs qualités de précision et de finesse. On est ébloui devant la richesse des observations et des commentaires toutes les fois où l'observateur a su maintenir, quelles que soient les circonstances, sa capacité d'attention et de réceptivité. On sent aussi les moments où l'observateur en difficulté est tenté de sortir de cette attitude. Cela souligne le rôle du groupe de supervision hebdomadaire, qui remplit, comme le dit Margaret Rustin, une fonction de contenant psychique pour l'observateur fortement ébranlé par l'impact des projections qu'il reçoit. On est, enfin, émerveillé par la richesse de la vie psychique des bébés qui ne cesse de nous émouvoir et de nous questionner. Certes, il faut que l'enfant rencontre les partenaires capables de recevoir ses projections et de l'aider à les transformer peu à peu en pensées, pour que cette richesse s'épanouisse pleinement. Mais il arrive au monde avec des capacités étonnantes pour organiser son expérience et pour lui donner sens, un sens qui ne lui vient pas entièrement de l'extérieur et qui resterait pour lui à jamais étranger, mais un sens intrinsèque, un sens intime, dont il apporte en naissant les prémisses, que Bion avait baptisées des "préconceptions". Voilà qui ne manque pas de nous interroger sur la nature même du psychisme humain et sur les modèles que nous forgeons pour en rendre compte, modèles probablement encore trop linéaires et réducteurs. Alors, laissons-nous interroger par les neuf bébés (l'une des observations porte sur des jumelles) qui nous sont présentés, reconnaissants envers les parents qui nous laissent pénétrer dans leur intimité et envers les observateurs qui nous font partager avec tant d'authenticité leur expérience singulière.