Professeur Didier HouzelL'institution de soin a des objectifs sensiblement différents en médecine du corps et en médecine de l'esprit. Dans la médecine du corps, le recours à une institution se justifie par les moyens et les compétences qu'elle réunit. Il s'agit de disposer dans un espace restreint des meilleurs outils d'exploration et de rassembler dans cet espace les compétences requises pour explorer l'état des patients, surveiller leur évolution et appliquer les thérapeutiques nécessaires. On peut s'en tenir à ces critères pour définir une institution de soins somatiques. L'institution de soin psychiatrique doit répondre aux mêmes critères, certes, mais elle doit, en outre, être en elle-même thérapeutique. Autrement dit, elle n'est pas seulement le lieu de rassemblement des moyens nécessaires au traitement, elle est cela, mais elle est plus que cela, elle est en elle-même un outil thérapeutique qui se constitue peu à peu à travers son histoire et le travail de pensée des équipes soignantes qui l'animent. C'est ce que nous montre avec rigueur et profondeur l'ouvrage qu'Albert Namer a rédigé sur ses expériences institutionnelles en mettant en exergue celle qu'il a connue à Montevideo dans les années 1970 en tant que responsable d'un foyer thérapeutique pour enfants. Je dis avec rigueur, parce qu'il analyse ses expériences à la lumière d'un corpus théorique rigoureux qui est celui de la psychanalyse. Mais aussi avec profondeur, parce qu'il s'agit d'une expérience vécue et le lecteur est fait témoin de son engagement non seulement intellectuel, mais aussi émotionnel dans ce que furent ses aventures institutionnelles.
Cet ouvrage me paraît d'une brûlante actualité et cela à deux titres. Le premier est le relatif découragement qui tend à saisir les responsables et les équipes soignantes des institutions psychiatriques. Le second est la mode du moment consistant à lancer contre la psychanalyse des attaques de plus en plus violentes qui ne font l'économie d'aucune caricature pour renvoyer la discipline inaugurée par Freud au rang des illusions périmées, voire de la charlatanerie.
Il y a, en France, une longue tradition de l'institution soignante comme outil thérapeutique. On peut même parler de contemporanéité entre la naissance de la psychiatrie et celle de l'institution soignante. Je fais référence, bien sûr, au «traitement moral de la folie» prôné par Philippe Pinel à l'aube du 19 ème siècle. Le médecin responsable de l'institution, on parlera bientôt d'aliéniste avant de l'appeler plus tard psychiatre, ce médecin n'avait pas pour seule fonction la gestion matérielle du quotidien et la prescription des traitements adaptés à chaque malade, il se donnait aussi pour tâche d'éduquer ou de rééduquer les patients qui lui étaient confiés pour corriger leurs conduites aberrantes et antisociales, et tenter d'en faire des citoyens adaptés et responsables. Pinel s'inspirait des philosophes que Napoléon qualifiera d'«idéologues» : Cabanis, Destutt de Tracy, Volney, eux-mêmes inspirés par le sensualisme de Condillac qui laissait espérer que l'influence du milieu extérieur suffise à modeler le psychisme humain à volonté. C'était le même espoir que celui qui animait les révolutionnaires : changer la société pour changer l'homme, éliminer les perversions et les influences néfastes de la société ancienne qui étaient sensées être l'unique origine des troubles sociaux, mais aussi mentaux.
On sait maintenant que tout ne vient pas de l'extérieur et c'est justement le mérite de la psychanalyse de nous avoir ouvert un nouveau champ d'exploration et d'intervention, celui du monde interne. Il reste que l'aménagement de l'environnement pour atténuer, si ce n'est pour supprimer les souffrances psychiques des patients, demeure une préoccupation essentielle des traitements institutionnels. Albert Namer nous en donne des témoignages émouvants à travers les récits de cas qu'il rapporte, tel le petit Javier qui investit la cuisinière comme bonne figure maternelle dont il avait été manifestement privé. Il insiste sur la nécessité de permettre une régression temporelle qui ramène les enfants vers les périodes de leur existence où ils ont vécu des traumatismes ou des carences pathogènes. Mais sa réflexion sur le cadre institutionnel va bien au-delà. L'idée directrice de l'institution soignante n'est plus de créer le milieu idéal qui viendrait modeler selon des normes préétablies le psychisme déviant des patients. Cet espoir, qui était celui des philosophes idéologues et des tenants du traitement moral, nous paraît naïf aujourd'hui que nous sommes avertis, grâce à l'exploration psychanalytique, de la complexité du monde interne, de la puissance des fantasmes inconscients et des effets de la compulsion de répétition. Le cadre n'est pas un moule qui donnerait forme de l'extérieur à la psyché de ses occupants selon un plan préétabli, c'est la partie stable, ou plutôt stabilisée de l'institution qui entre dans une interaction dialectique avec le processus qu'il contient. D'où le soin de l'auteur pour nous décrire l'élaboration de ce cadre dans ses aspects spatio-temporel, contractuel et psychique.
J'ai opposé plus haut l'institution de soin en médecine du corps et l'institution de soin en médecine de l'esprit. Je reprends ici cette opposition pour préciser la fonction du cadre institutionnel. En médecine somatique on procède selon des protocoles connus à l'avance dans leurs grandes lignes. La tâche du médecin est d'identifier le mal pour appliquer le protocole thérapeutique adéquat. Il est évident que le dit protocole nécessite un contexte matériel pour se dérouler, mais ce contexte joue un rôle neutre vis-à-vis du protocole. à quelques détails près le même protocole peut s'appliquer dans des contextes différents, par exemple en hospitalisation complète ou en hospitalisation de jour, voire parfois en ambulatoire. Certaines exigences techniques s'imposent, par exemple des règles d'asepsie, mais elles sont fixées à l'avance. La médecine de l'esprit, sauf à vouloir se «médicaliser» dans une sorte de mimétisme identitaire, procède tout autrement. Elle doit d'abord construire le cadre dans lequel un processus thérapeutique pourra prendre place. En affirmant cela je n'écarte nullement les prescriptions médicamenteuses, ni les mesures d'urgence comme le sont certaines hospitalisations. Elles se justifient si elles permettent l'amorce d'un processus, c'est-à-dire si elles sont des éléments du cadre thérapeutique. Le cadre, ai-je dit, est la partie stabilisée de l'institution, c'est dire qu'il y a un processus de construction du cadre en quête de cette stabilité. Pour cela il faut un lieu, des horaires, un règlement, des rôles définis pour chacun, une organisation hiérarchique claire, des activités régulières, des moments d'élaboration collective, etc. Tout cela, Albert Namer nous l'expose à la lumière de son expérience personnelle en soulignant l'intense travail d'élaboration que cela nécessite et l'aspect dynamique de la construction d'un cadre. Sa découverte des activités en santé mentale dans le cadre de la psychiatrie communautaire américaine, entre autres auprès d'Annie Katan à Cleveland, a été, nous dit-il, décisive pour son engagement dans l'aventure institutionnelle. Il y a découvert l'importance de l'observation attentive des enfants et la fonction contenante de l'institution. Mais, de retour en Uruguay ce sont surtout les travaux des psychanalystes argentins qui l'ont influencé, en particulier ceux de José Bleger qui définissait le cadre comme la partie muette de la situation analytique sur laquelle venait se projeter les «noyaux agglutinés» de la psyché, c'est-à-dire les parties psychotiques que toute personnalité porte en elle et que Bleger considérait comme inanalysables. Tout en s'appuyant sur Bleger, il me semble que Namer va plus loin dans l'analyse du cadre qu'il ne présente pas comme un élément inerte, figé, établi a priori, mais comme une co-construction de toute l'équipe en relation dynamique avec le groupe des patients. C'est ainsi qu'il parle d'un «champ interactif institutionnel... résultat de l'interaction des éléments conscients, d'expériences subjectives, d'échanges projectifs, d'alliances et d'identifications». Ce champ interactif joue un rôle de cadre actif, susceptible d'évolution en fonction même de la pathologie à soigner et des messages conscients et inconscients adressés par les enfants à l'équipe. Comme exemple d'un tel changement de cadre je citerai le cas de Carlos, cet enfant qui cachait de la nourriture et des jouets dans la terre, et la proposition que les adultes, dont la première idée était de lui interdire cette conduite déviante et peu hygiénique, lui offrent des enveloppes en plastique pour protéger ces objets précieux du contact direct avec la terre. Le cadre dès lors devient souple et protecteur, il dépasse les murs de pierre et les règlements institués pour devenir un véritable cadre psychique qui peut contenir et transformer même les parties psychotiques des patients qu'il contient. Certes, ce cadre psychique a besoin d'être inclus et protégé par un cadre contractuel qui définit l'objectif de l'institution et par un cadre concret qui localise dans le temps et dans l'espace l'action thérapeutique. Mais les aspects concrets et contractuels du cadre seraient dénués de sens s'ils ne servaient à abriter ce que j'appelle un cadre psychique qui rejoint ce que Wilfred Bion a défini comme la «fonction contenante» dont le psychisme a besoin dès le début de l'existence extra-utérine pour se développer.
On peut dire, me semble-t-il, que c'est à partir de la rencontre entre la psychiatrie communautaire anglo-saxonne, qu'il avait découverte à Cleveland, et la psychanalyse argentine d'obédience kleinienne, qu'Albert Namer a créé sa propre conception de l'institution de soin psychiatrique. Il est notable qu'il ait ainsi fait le lien entre deux courants de la psychanalyse a priori inconciliable, celui présidé par Anna Freud dont Annie Katan était l'élève et celui présidé par Melanie Klein sur lequel s'appuyait à l'époque la majorité des psychanalystes de l'Amérique Latine. Peut-on penser que le très jeune âge des enfants suivis dans l'institution de Cleveland, la Hanna Perkins School, a facilité cette synthèse en faisant se rejoindre dans l'esprit de Namer les qualités d'observation clinique d'Anna Freud et de son école et la rigueur théorique de Melanie Klein et de ses successeurs ? D'une certaine façon c'était aussi rejoindre, ce sur quoi il insiste à plusieurs reprises, le monde externe, objet de l'observation clinique classique, et le monde interne, objet d'un autre mode d'observation que Melanie Klein a su mettre en exergue sans relâche.
Le lecteur français pourrait s'étonner de ne pas trouver dans le propos d'Albert Namer des références au mouvement de la psychothérapie institutionnelle qui a joué un rôle déterminant dans l'évolution des institutions psychiatriques en France. Il reconnaît lui-même qu'il ignorait l'état de la psychiatrie publique dans notre pays lorsqu'il créa le Foyer Thérapeutique pour Enfants. C'est à son arrivée en France à la fin des années 1970 qu'il découvrit les institutions de soins françaises, en particulier dans le champ de la pédopsychiatrie et c'est, je crois, avec une certaine admiration qu'il fit la découverte de la richesse et de la généralisation de ces institutions sur le territoire de l'hexagone. Il n'eut de cesse d'ailleurs de participer au travail de certaines de ces institutions, CMPP, BAPU, et d'y apporter le fruit de son expérience passée en tant que psychanalyste, mais aussi en tant que responsable, créateur même d'une institution.
Il y a une certaine continuité entre le traitement moral de la folie inauguré par les pionniers de la psychiatrie française que furent Pinel et son élève Esquirol, et le mouvement de la psychothérapie institutionnelle. La création des asiles psychiatriques départementaux dans la deuxième moitié du 19 ème siècle, en application de la loi de 1838 portant sur l'hospitalisation des malades mentaux, dont l'inspirateur n'était autre qu'Esquirol, n'avait pas comme seul but la protection de la société contre des éléments jugés indésirables, elle répondait aussi à des exigences de protection des malades et, autant que faire se pouvait, à des buts de réhabilitation. C'est la dégradation catastrophique de l'institution asilaire qui a conduit les aliénistes d'abord, l'ensemble des équipes soignantes ensuite, à rechercher de nouveaux modes de prise en charge des malades mentaux en faisant de larges emprunts à la philosophie, en particulier à la critique marxiste, mais aussi aux sciences humaines dans lesquelles je range la psychanalyse. Dès avant la deuxième guerre mondiale des projets de rénovation de l'institution psychiatrique avaient été élaborés, mais le temps avait manqué pour les mettre en pratique. L'acmé de la dégradation de l'institution asilaire date de la période d'occupation, entre 1940 et 1944, période de disette pour l'ensemble de la population, mais de famine pour les hôpitaux psychiatriques. Je tiens à rappeler que dans cette période dramatique de l'histoire de notre pays, 45 000 malades mentaux sont morts d'inanition dans les services hospitaliers où ils étaient hébergés. Les rations alimentaires qui leur étaient attribuées étaient notoirement insuffisantes, non par une volonté délibérée de les affamer dans un but d'élimination, comme certains l'ont affirmé après guerre, mais faute de moyens et aussi faute de solidarité vis-à-vis de cette frange totalement marginalisée de la population. Certains établissements ont fait exception, ceux justement où une solidarité s'était manifestée avec d'autres établissements (notamment dans les hôpitaux psychiatriques privés conventionnés), avec les familles, voire avec l'ensemble de la population alentour. Cela a été le cas, en particulier, à l'hôpital de Saint Alban en Lozère, département particulièrement défavorisé et peu peuplé, mais où l'ensemble de la population a su se montrer solidaire des malades internés. Or c'est dans cet hôpital qu'est arrivé en 1941 Franco Tosquelles exilé d'Espagne du fait de la guerre civile. On le considère comme le pionnier de la psychothérapie institutionnelle. Il apporta à la gestion de l'institution psychiatrique à la fois une critique sociologique du mode de gouvernance et de la répartition du pouvoir et une approche psychanalytique de la souffrance mentale. Il s'agissait bien dès lors de faire de l'institution psychiatrie elle-même un outil thérapeutique et non plus seulement le lieu du traitement, si ce n'était de l'enfermement, des malades. L'expression «psychothérapie institutionnelle» serait due à Georges Daumezon qui l'aurait utilisée pour la première fois en 1952.
Ce n'est pas le lieu de retracer l'histoire du mouvement de psychothérapie institutionnelle, d'en analyser les causes, ni d'en décrire le déclin au profit d'une psychiatrie «médicalisée» qui s'appuie plus sur les apports des neurosciences que sur ceux des sciences humaines et qui semble mettre ses espoirs dans les progrès de la psychopharmacologie plutôt que dans l'approfondissement d'une compréhension de l'âme humaine. Je souhaite seulement souligner qu'une fois de plus on assiste à un mouvement de balancier qui fait pencher la médecine de l'esprit du côté de ses déterminants biologiques après avoir donner une place prédominante aux déterminants subjectifs et intersubjectifs de la souffrance psychique. Après le traitement moral de la folie on a vu le règne de la théorie de la dégénérescence ; après la théorie de la dégénérescence on a assisté au triomphe de la psychanalyse. De nos jours c'est au triomphe des neurosciences que l'on assiste, ainsi qu'à leur application simpliste à la pathologie mentale dans ce que j'appelle une «psychiatrie du cerveau isolé», comme les neurophysiologistes parlent d'une préparation «encéphale isolé». L'ennui est que personne n'a jamais vu un cerveau isolé vivre, se développer et tomber malade. Il appartient nécessairement à un sujet, il est localisé dans une histoire qui se déroule au sein d'une communauté. Le défi de la psychiatrie ne serait-il pas de concilier l'indispensable étude de la biologie de l'être humain, et notamment de son cerveau, avec celle de ses déterminations psychiques proprement dites, sans tomber ni dans le réductionnisme de l'«Homme neuronal», ni dans l'idéalisme de certains modèles psychanalytiques ? Il semble bien que le mouvement de la psychothérapie institutionnelle français n'ait pas su échapper complètement à ces écueils, même s'il faut lui reconnaître un rôle primordial dans la transformation du système de soin psychiatrique dans notre pays.
Les références utilisées par les tenants de la psychothérapie institutionnelle étaient trop flous ou trop confus pour lui assurer une existence durable. Selon Tosquelles, elle devait s'appuyer sur deux jambes, l'une sociologique, l'autre psychanalytique. Jean Ayme y ajoute une troisième jambe, politique. S'il est vrai que le psychisme individuel, qui est analysable au moyen de l'outil psychanalytique, est inclus dans un collectif social qui doit faire l'objet d'une analyse sociologique, et que ce collectif est lui-même inscrit dans un système politique, il est douteux que ces trois niveaux puissent être pris simultanément en compte dans une action institutionnelle à visée thérapeutique. L'expérience montre qu'une telle action doit s'inscrire dans un cadre bien défini qui peut contenir un «objet commun» à tous les membres de l'équipe soignante, quelles que soient par ailleurs les appartenances idéologiques ou religieuses, les convictions politiques, les formations professionnelles de chacun. Albert Namer insiste à juste titre sur cette notion d'«objet commun» dont nous avons souvent débattu ensemble. «Objet» a ici le sens abstrait de l'addition d'un but commun et des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. La science est fondée sur un objet commun : l'intelligibilité du monde qui nous environne et les moyens à mettre en œuvre pour la démontrer. L'action thérapeutique doit se fonder sur un objet commun plutôt que sur des convictions qui peuvent être partagées par plusieurs, mais qui restent cependant soumise au choix individuel de chacun. La psychanalyse, selon moi, définit un objet commun : l'exploration du monde interne et les moyens d'en expliciter le sens latent. C'est la référence à cet objet commun qui emporte l'adhésion du lecteur à la lecture des expériences institutionnelles de l'auteur et non un appel à une conviction a priori à laquelle on l'inviterait à se convertir. C'est cela, je crois, qui a manqué au mouvement de la psychothérapie institutionnelle dont les acteurs n'ont pas tardé à diverger entre plusieurs tendances rivales voire opposées.
Un objet commun, au sens que je viens d'évoquer, suppose une délimitation aussi précise que possible de ses frontières, du cadre dans lequel il s'inscrit, des moyens utilisés pour l'atteindre et du modèle théorique qui rend compte de son intelligibilité, son univers de discours diraient les épistémologues. Albert Namer apporte une contribution remarquable à ces précisions, toujours en référence à la psychanalyse, mais entendue comme psychanalyse du groupe institutionnel et non comme psychanalyse individuelle au sein d'une institution. Jean Ayme indique que dès 1964 la notion de «transfert institutionnel» était présente dans un rapport de l'équipe du Centre Psychothérapeutique de La Verrière dirigé à l'époque par Paul Sivadon, rapport consacré au «contre-transfert institutionnel». Il attribue la partie de ce rapport qui traite du «transfert institutionnel» à François Gantheret. Ces notions de transfert et de contre-transfert institutionnels sont au cœur de la pensée d'Albert Namer. Encore fallait-il définir un cadre rigoureux à l'intérieur duquel les phénomènes transférentiels et contre-transférentiels puissent être perçus et analysés. C'est cela qu'il s'efforce de faire tout au long de ces pages, en nous en montrant les effets éminemment positifs à travers des cas cliniques particulièrement émouvants.
Le cadre, avec toutes ses composantes, est là pour contenir un processus. Albert Namer nous donne une série d'exemples remarquables de ce qu'est un processus, c'est-à-dire un travail de pensée en quête de sens. J'ai été particulièrement touché par l'exemple du jeune Elbio, enfant de l'inceste, de père inconnu, élevé dans le non-dit et qui mettait durement à l'épreuve le narcissisme de l'équipe dans sa quête d'un père idéal et tout-puissant qui puisse venir mettre de l'ordre et de la clarté dans son histoire confuse et dans son monde interne chaotique. Il me semble qu'un tel exemple fait toucher du doigt la nécessité de recourir aux outils que nous a donnés la psychanalyse et la perte dramatique que représente ou représenterait le renoncement à ces outils sous prétexte d'une objectivité scientifique qui ne serait en fait que scientiste. Comment se passer de l'analyse du vécu subjectif et intersubjectif individuel et collectif si l'on veut démêler les fils embrouillés d'une histoire traumatique et de ses effets sur le psychisme d'un enfant. Ce que Freud le premier a compris, et ce que les psychanalystes après lui ont approfondi, c'est que ces vécus subjectifs et intersubjectifs comportent des zones d'ombre qui les rendent indéchiffrables sur le coup, mais qui peuvent s'éclairer après-coup si l'on respecte certaines conditions et si l'on se donne la peine de s'interroger, toujours en quête de sens, sur ce qui nous est apparu d'abord comme incompréhensible voire insupportable. Il faut savoir gré à Albert Namer de nous présenter ce processus complexe en recourant le moins possible à un jargon métapsychologique. Ce qui importe ce ne sont pas les termes techniques, qui peuvent nous servir au contraire de paravent, mais la réalité d'un travail de pensée de l'équipe sur ce qui lui est adressé inconsciemment par les enfants, souvent sur un mode projectif et qui, au premier abord paraît dénué de sens. Il insiste à juste titre sur l'importance de recevoir ces messages comme un matériau à analyser en toute circonstance. Souvent, j'ai été témoin d'une tendance des éducateurs à réagir sur un mode contre-projectif : «il fait telle ou telle chose pour me mettre en colère !» Dans ces conditions, il n'y a plus d'espace d'élaboration, plus de sens après-coup, on entre dans une épreuve de force ou dans une ritualisation des échanges comme on l'observe dans des familles dysfonctionnelles sans voir qu'en arrière-plan du comportement manifeste de l'enfant s'exprime un discours latent en attente de celui ou de celle qui saura l'entendre et le libérer de la compulsion à se répéter sans fin. Pour cela il faut une capacité à tolérer tout le temps nécessaire l'incompréhensible, le non-sens, l'absurde, capacité que Bion a appelé en empruntant l'expression «capacité négative» au poète John Keats. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'une position masochique, mais bien d'une réceptivité en attente de sens. Les cas cités par l'auteur parlent d'eux-mêmes pour nous montrer ce qu'est un véritable processus thérapeutique institutionnel.
C'est en tant qu'elle permet et favorise un tel processus qu'une institution est thérapeutique. Qui dit processus dit changement dans le temps et avec le temps. Il y a quelque chose d'impossible à prévoir dans un processus, même si on peut en suivre les linéaments en cours de route. Cela différencie le processus du protocole. Accepter de ne pas savoir quelle sera la nouvelle étape, ni quand elle se produira n'est pas facile. Pourtant c'est la condition pour laisser la place à l'aspect processuel du développement psychique et de sa guérison. Il ne s'agit pas d'une évolution linéaire, mais plutôt d'une évolution en spirale passant par des progressions et des régressions. Il faut un intense travail d'élaboration de l'équipe soignante pour évaluer correctement cette évolution et ne pas prendre une régression nécessaire pour une aggravation ou l'émergence d'une souffrance psychique inévitable pour une éclosion symptomatique à réprimer. Cet intense travail suppose des moments fréquents d'élaboration collective qui doivent être scrupuleusement respectés et auxquels tous les membres de l'équipe soignante doivent participer comme le souligne Albert Namer. Trop souvent les réunions de synthèse organisées dans les institutions de soins ne sont qu'un lieu d'échange d'informations sans place pour un véritable travail d'élaboration. C'est pourtant ce travail d'élaboration qui définit la qualité thérapeutique de l'institution. Aussi, plutôt que de psychothérapie institutionnelle qui peut entretenir l'illusion que tout ce qui se passe dans l'institution a la même valeur thérapeutique, je pense qu'il vaut mieux parler de «travail institutionnel» pour souligner l'importance de ces temps privilégiés où tout ce qui est vécu avec les patients au sein de l'institution fait l'objet d'une mise au travail d'une co-pensée de l'équipe soignante sans obstacle hiérarchique ni tabou. Une certaine forme de solidarité, respectueuse de la personnalité de chacun des membres de la dite équipe est la condition de base de ce travail institutionnel. Il faut pouvoir tolérer de ne pas comprendre ce qui a été vécu par l'un ou par l'autre, de n'être pas a priori d'accord, pouvoir tolérer les conflits au sein de l'institution sans les évacuer dans des passages à l'acte, en un mot il faut que l'équipe tout entière soit douée de «capacité négative» pour que le moment venu son effort d'analyse et de pensée débouche sur une compréhension d'un comportement jusque-là énigmatique et qu'une réponse adéquate puisse alors être apportée à la souffrance de l'enfant.
Les institutions sont mortelles. Le Foyer Thérapeutique pour Enfants de Montevideo a dû fermer au bout de cinq années d'existence. Il est des fins plus ou moins tragiques. Celle-ci le fut. C'est l'avènement d'une dictature militaire et du climat d'intolérance et de suspicion généralisée qui s'en est suivi qui a amené la fermeture du Foyer et le départ de son directeur-fondateur, Albert Namer, pour la France. On sent à travers le récit qu'il en fait la profondeur du traumatisme que cela a représenté pour lui et, sans doute, pour l'ensemble des membres de son équipe, pour les enfants accueillis et pour leurs familles. Est traumatique pour notre psychisme ce qui dépasse nos capacités d'élaboration. Freud a mis en évidence cet aspect du traumatisme dans une référence économique, effraction du pare-excitation, débordement énergétique de l'appareil psychique. La fin brutale de l'expérience uruguayenne de l'auteur a, selon toute vraisemblance, répondu à ces critères. On en sent les relents de méfiance qu'il semble porter vis-à-vis de toute autorité administrative ou politique. Qu'il y ait inévitablement des tensions entre les exigences thérapeutiques d'un côté et les exigences de gestion de l'autre me semble vrai. Cela, je pense, ne conduit pas inéluctablement à un clivage entre ces deux pôles de la réalité institutionnelle, ni entre ceux qui les représentent. La tension peut favoriser la créativité, le clivage conduit à l'inverse à la destructivité. Il est certes difficile d'évaluer quel est le seuil de pression extérieure qui reste tolérable pour une institution soignante. Il est certain qu'elle ne peut y échapper complètement. Les impasses dans lesquelles se sont engagées les tentatives institutionnelles des antipsychiatres sont là pour nous le rappeler. Il me semble que le travail d'élaboration considérable qu'Albert Namer nous présente dans cet ouvrage témoigne de la capacité de l'esprit humain à surmonter les obstacles si grands soient-ils, souvent dans le temps même d'existence de l'institution concernée, parfois seulement longtemps après dans ce qui peut apparaître comme un processus de réparation après-coup du traumatisme subi qui portera des fruits à distance lorsque le temps sera venu. C'est, je crois, le message d'espoir que l'on retient au terme du cheminement proposé par l'auteur, espoir confirmé par les nouvelles favorables qu'il reçoit de la plupart de ses anciens petits patients devenus adultes.
Didier Houzel
Caen, septembre 2010