IMPENSABLES TOURMENTES
Une Quête du Sens dans la Psychose
4ème de couverture
Murray Jackson et Paul Williams proposent au lecteur un condensé de nombreuses années de travail dans une unité de soins du Maudsley Hospital (Londres), la "Salle 6". Au sein de ce service, les patients bénéficiaient d'une prise en charge intégrée, associant des soins psychiatriques et psychologiques fondés sur l'utilisation de conceptions psychanalytiques de pointe sur la psychose. Un matériel clinique passionnant, comprenant des entretiens approfondis menés par Murray Jackson, contribue à éclairer le sens de maladies telles que la schizophrénie paranoïaque, la catatonie, l'anorexie psychotique et la psychose maniaco-dépressive.
"Le sens est bien souvent redouté par le patient psychotique dont la priorité est d'être soulagé de sa souffrance psychique et des sentiments de persécution qu'il éprouve, et c'est l'auteur et son équipe soignante que nous voyons lutter pour comprendre. C'est la volonté de persévérer dans cette quête qui rend ce livre si impressionnant, et permet au lecteur d'en ressortir avec la capacité de rendre les tourmentes impensables un peu plus pensables." Dr John Steiner
"Gageons que ce livre, puissant par son contenu et l'éthique professionnelle qu'il y déploie, et politique par les points de vue humains qu'il défend, rejoigne les indispensables ouvrages écrits au service des patients psychotiques, et contribue à tous ces ponts psychiques que les auteurs appellent de leurs voeux." Pr Pierre Delion
224 pages 16 x 24 cm 23,50 Euros
ISBN 2-912186-21-8
Avant-propos : John Steiner
Préface de l'édition française : Pierre Delion
Traduction : Elisabeth Baranger
Illustration de couverture : "Autoportrait", tableau de Toma, peintre à Belle-Ile-en-Mer
Professeur Pierre Delion
"Les "impensables tourmentes" de notre titre, tiré d'un poème de Yeats, sont une métaphore des tourments qui ravagent l'esprit psychotique et signifient l'engloutissement immédiat et dévastateur de l'esprit de raison".C'est ainsi que les auteurs justifient le titre de leur ouvrage ; qu'il me soit permis de dire que c'est aussi sous ce signe qu'ils vont placer l'ensemble de leur livre : témoigner du fait que, malgré beaucoup de propos peu amènes et de théorisations inexactes, les thérapeutes d'inspiration psychanalytique peuvent (et doivent, me semble-t-il) aider les patients psychotiques à donner du sens à leur existence si difficile et, par ce biais, permettre aux autres thérapeutes de les aider à aller vers une stabilisation, une amélioration, une guérison de leur état morbide. Car enfin, il s'agit d'un livre sur les psychoses chroniques, et notamment sur la plus connue d'entre elles, la schizophrénie, qui pose les questions qui doivent se poser à cette occasion. Non pas comme la plupart des soignants le croient encore : est-ce vraiment possible, docteur, de faire quelque chose de psychothérapique pour ces pathologies graves ? Mais plutôt, comme quelques uns des thérapeutes qui ont eu le courage de s'aventurer dans ces contrées lointaines : puisque c'est possible, comment mener la cure de tels patients ?
Et l'ouvrage de ces deux courageux pionniers, Murray Jacksonet Paul Williams, va nous raconter l'aventure de leurs modalités de travail autour de ce concept central pour eux : permettre une prise en charge, quand c'est possible, des patients psychotiques, même les plus gravement atteints, selon certaines conditions méthodologiques qu'il suffit de mettre en place, de cerner puis de décrire.
Mais à l'instar d'autres auteurs qui s'y sont lancés avec une grande propension narcissique - je pense par exemple au livre de Rosen sur "l'analyse directe" qui m'a beaucoup intéressé lorsque je l'ai lu, mais qui ne fait état que des réussites éphémères du traitement de patients lors de sessions courtes -, cette aventure pourrait paraître douteuse si elle n'était pas pétrie en permanence par ce sentiment qu'on ne retrouve que chez les grands chercheurs : être capable non seulement de raconter ce qui marche bien dans la manière de procéder, mais également ce qui est problématique voire carrément en impasse. C'est ainsi que les deux co-auteurs, qui parlent d'ailleurs très souvent de l'équipe infirmière sans laquelle leur travail n'aurait pu aboutir, vont nous narrer plusieurs histoires cliniques exemplaires de leurs méthodes de prise en charge psychothérapeutique. Je ne vais pas les reprendre ici en détail, je laisse au lecteur le soin et le plaisir de les découvrir lui-même, mais j'y ai trouvé quelque chose qu'on ne retrouve pas si souvent dans les histoires cliniques des psychanalystes, des indices permanents et nombreux de la gravité des troubles psychopathologiques présentés par les patients en question, montrant à l'envi qu'il ne s'agit pas de pathologies borderline, mais bien dans tous les cas, de personnes présentant le plus vraisemblablement une pathologie psychotique grave et ancienne et décompensant sur un mode qui pour être aigu, n'en est pas pour autant réglé dans les quarante-huit heures suivantes par une hospitalisation en urgence et quelques injections de neuroleptiques incisifs. Et chaque histoire va faire l'objet d'un récit qui est le résultat d'entretiens enregistrés avec l'autorisation éclairée du patient. On voit bien à ce seul sujet l'honnêteté intellectuelle des auteurs qui parlent du moment favorable au cours duquel ils pourront valablement recueillir l'autorisation du patient pour l'utilisation de leurs enregistrements. Ces enregistrements entre le patient, l'infirmier référent et le psychanalyste, montrent le talent particulièrement évident de Murray Jackson dans la conduite des entretiens sur le mode psychanalytique, ainsi que son expérience ancienne à la fois de la psychothérapie des psychoses et de la pratique des groupes thérapeutiques. Mais la gageure ne s'arrête pas là, puisqu'à la suite de ces entretiens, les enregistrements des réunions de travail entre le psychanalyste et les soignants de l'unité font également l'objet de retranscriptions qui donnent une idée de la manière dont se déroule le travail dans une institution, et non des moindres, la Salle 6 du Maudsley Hospital à Londres. Je rappelle que pour moi, suivant en cela un de mes maîtres, François Tosquelles, "institution" n'est pas réductible à "établissement". Bien sûr le Maudsley Hospital est un "établissement" internationalement bien connu pour plusieurs raisons que je ne reprendrai pas ici. Mais si je parle de la Salle 6 comme d'une "institution", c'est à dessein pour préciser qu'il s'agit d'un service, et plus précisément encore, d'une équipe soignante dirigée médicalement, qui a pensé et organisé les choses de telle sorte que l'hospitalisation en son sein permette d'amener le patient qui y arrive, à bénéficier des soins selon un projet psychothérapique qui n'est pas laissé au seul hasard, mais est l'objet de profondes et longues réflexions "institutionnelles". Dans ce sens, l'institution qui accueille ces patients, va tout faire pour devenir l'institution de ce patient, et non soumettre le patient aux seules finalités administratives de son fonctionnement entropique. Ceux qui travaillent dans de telles conditions savent à quel monstre du Loch Ness bureaucratique je fais allusion Car nous y voilà, le récit dont il est question dans ce livre est celui de la "psychothérapie institutionnelle à l'anglaise". Enfin, des psychothérapeutes de personnes psychotiques, et non des moindres, sortent de leur réserve et parlent des institutions avec lesquelles ils peuvent arriver à soigner de telles malades avec quelque chance de réussite. Depuis des lustres nos amis anglais et notamment ceux qui ont été formés dans la suite de Melanie Klein, nous ont appris énormément sur la psychothérapie des psychoses, mais une certaine pudeur leur faisait laisser la question institutionnelle dans l'ombre. Bien sûr il y a eu Bion qui a écrit sur les petits groupes, Rickmann, Ezriel, et beaucoup d'autres qui se sont livrés à l'étude des effets du groupe sur la prise en charge des patients psychotiques et autistes, parmi lesquels Salomon Resnik, au cours de son existence londonienne, figure en bonne place. Mais dans la plupart des cas, aucun mot sur ce qui se passe entre les séances de psychothérapie. Je pense depuis longtemps que les dérives antipsychiatriques y sont peut-être pour quelque chose. Mais là n'est pas notre sujet.
Ce livre raconte les histoires cliniques de plusieurs patients, Sally ou la radio m'aime, Anthony ou l'immolation par le feu, Rick le footballeur, Carmen la catatonique, Susanna l'anorexique, David le séminariste, Nicola la psychose maniaco-dépressive et quelques autres, avec, à chaque fois, un ou plusieurs entretiens suivis des réunions institutionnelles d'élaboration/perlaboration du cas traité. Mais ce qui est notable, et l'indice d'une grande expérience de psychothérapeutes de psychoses, c'est la manière dont à chaque fois, la prise progressive de sens vient éclairer non seulement le lecteur, mais surtout le patient lui-même. Et l'on voit avec une grande précision comment opèrent les mécanismes de l'élucidation psychopathologique d'abord dans le contre-transfert, puis dans le transfert. Et je crois que c'est précisément dans ce travail ainsi mené que se situe la psychothérapie institutionnelle, en ce qu'elle permet au patient de mettre en scène dans "son" institution, comme dans une sorte de psychodrame généralisé, sa dramaturgie intérieure, ses "impensables tourmentes", pour en recevoir dans un second temps, après intégration par les soignants et en premier lieu par le psychanalyste, mais pas seulement lui, une proposition de "sens" que le patient lui-même ne pouvait qu'entre-apercevoir, dans les bons cas, et dont nous mesurons, à la lecture de ce texte, tout ce que ce sens peut apporter comme réconfort au patient depuis si longtemps en désarroi profond. Il s'agit d'une forme adaptée à la psychose chronique de ce dispositif décrit par Bion de la "fonction alpha" transformatrice des "éléments bétas" par la psyché maternelle, transposé à l'institution et à sa capacité de penser ensemble le contre-transfert d'un patient psychotique donné. Je propose également de recourir à trois fonctions phoriques, sémaphoriques et métaphoriques pour avancer dans la compréhension de ces énigmes autistiques et psychotiques sur la scène institutionnelle : la "fonction phorique" consiste à proposer un cadre contenant et soutenant de la pensée du patient en déshérence délirante au sein duquel il va projeter ses productions délirantes, nous mettant en demeure de devenir les dépositaires de ses messages pathologiques, fonction de porteurs de signes, "fonction sémaphorique", et de les lui mettre en sens quand cela est possible, "fonction métaphorique". D'ailleurs les auteurs utilisent d'une certaine façon cette structure de pensée, puisque pour eux,
"le réveil de ces modes de pensée primitifs révèle une pensée littérale, concrète, non-symbolique, centrée sur l'action, qui possède la qualité de "métaphore implicite". En tant que telle, elle est porteuse d'espoir et offre l'opportunité, sous réserve d'un noyau sain résiduel suffisant chez le patient et d'une assistance thérapeutique adéquate, d'atteindre un niveau d'intégration et de fonctionnement à partir de ce matériau rudimentaire, mais au moins accessible."
Mais Jackson et Williams insistent sur le cadre éthique dans lequel cette psychiatrie humaine doit prendre place et ils livrent leur credo en quatre points. Je crois important de reprendre ici littéralement cette citation, pour montrer à quel point leur oeuvre a valeur générale dans le paysage contemporain :
"Tous les patients, quel que soit leur diagnostic, ont droit à la meilleure évaluation possible de leur état psychique, et de leurs atouts et faiblesses.
Tous les patients ont le droit d'être écoutés et compris au niveau le plus profond possible. Les concepts psychanalytiques tels que fantasme inconscient, conflit, mécanisme de défense psychique, processus primaires de pensée, transfert, contre-transfert et compulsion de répétition, facilitent cette compréhension. Les motivations destructrices doivent être distinguées de l'agressivité à visée d'autoconservation, et les pulsions constructives, réparatrices, doivent être reconnues pour telles.
Les troubles de l'expérience et du comportement prennent sens par rapport à la vie intérieure et extérieure du patient. Les aspects biologiques du trouble doivent être pris en compte, mais les efforts pour comprendre les difficultés émotionnelles du patient jouent un rôle central dans l'établissement du projet thérapeutique.
Tous les patients, quel que soit leur diagnostic, doivent être présumés candidats potentiels à une psychothérapie individuelle et/ou groupale jusqu'à preuve du contraire. La majorité des patients, dont beaucoup ne sont pas accessibles à la psychothérapie, bénéficient d'une forme ou une autre de traitement psychologique, et fréquemment d'une approche psychodynamique."
Suivent un certain nombre de considérations sur la manière dont il convient de tenir compte des processus d'attachement et de séparation des équipes infirmières, afin d'aider les soignants quels que soient leurs statuts, à faire-avec ce transfert si particulier des personnes psychotiques.
Le dernier chapitre est consacré à une notion centrale dans l'approche des auteurs, celle de l'intégration. Je rappelle d'ailleurs que l'homonyme d'un des auteurs, Hughlings Jackson (1835-1911) a autrefois élaboré une théorie générale de l'intégration hiérarchisée du système nerveux humain, qui a exercé une profonde influence sur la psychiatrie, notamment par le biais de Henri Ey. Mais il s'agit ici d'une "intégration" encore plus ambitieuse :
"Notre objectif en écrivant ce livre était de démontrer l'intérêt d'une approche psychanalytique dans la compréhension et le traitement des troubles psychotiques, et de souligner l'importance d'établir un contact émotionnel aussi précoce que possible avec l'individu souffrant () Un projet thérapeutique pourra dès lors être formulé et mis en oeuvre en fonction des besoins et des capacités du patient, qui peuvent varier dans le temps. Un tel projet coordonne des approches psychodynamique, psychosociale, neurobiologique et pharmacologique, de sorte que chacune occupe sa juste place au sein d'une appréhension globale et souple des problèmes du patient."
Ils développent l'idée que chacune de ces disciplines citées s'appuie sur des hypothèses pour penser son intervention dans le domaine de la psychose, mais qu'aujourd'hui la plupart des chercheurs de ces champs complémentaires restent malheureusement en opposition idéologique. Passant en revue un grand nombre des recherches intégratives en psychiatrie, les auteurs se référent principalement aux travaux et aux expériences finnoise promues en leur temps par Alanen et al., un des fondateurs avec Benedetti et d'autres, de l'International Symposium of Psychotherapia of Schizophrenia. Les notions de psychiatrie de secteur qui sont issues de telles réflexions intégratives, sont justement réhabilitées comme alternatives aux prises en charge hospitalo-centriques aliénantes. On peut regretter à cette occasion également que les auteurs ne citent à aucun moment les expériences françaises, et plus précisément tout le mouvement de la Psychothérapie institutionnelle avec Tosquelles, Oury et quelques autres, mais aussi celles qui sont relatées par "Le psychanalyste sans divan" de Racamier et al, qui sont antérieures à ces réalisations finlandaises, et qui montrent que l'intégration a aussi ses limites, et notamment celles des langues. Dans ce domaine, les expériences françaises ont évidemment un énorme handicap pour se faire connaître par les anglophones, et contribuer avec eux à améliorer encore la résolution des problèmes posés. Mais si les auteurs signalent les désaccords théoriques entre les psychiatries divergentes contemporaines, ils insistent sur les liens à tisser aujourd'hui entre eux pour conserver un minimum de forces disponibles au service du patient psychotique : en effet, pour eux,
"... il s'avérerait plus simple de jeter des ponts entre les théoriciens plutôt qu'entre les théories... [Et] intégrer les modalités thérapeutiques disponibles pour aider les patients sévèrement perturbés sur le plan psychique créerait une complémentarité bienvenue."
Gageons que ce livre, puissant par son contenu et l'éthique professionnelle qu'il y déploie, et politique par les points de vue humains qu'il défend, rejoigne les indispensables ouvrages écrits au service des patients psychotiques, et contribue à tous ces ponts psychiques que les auteurs appellent de leurs voeux.
Pierre Delion – Lille (août 2004)