Après ses études de médecine à l’Université de New York et sa spécialisation en psychiatrie adulte et enfant, Donald Meltzer s’installe à Londres en 1954 pour achever sa formation de psychanalyste sous l’égide de Melanie Klein. Travaillant en étroite collaboration avec Wilfred Bion, Roger Money-Kyrle, Esther Bick et Martha Harris son épouse, il va enseigner à la Tavistock Clinic pendant plus de vingt années, ainsi qu’à l’Institut de Psychanalyse, et donner jusqu’à la fin de sa vie de nombreuses lectures et conférences à travers le monde.
Donald Meltzer à Paris est une transcription de conférences données et de cas cliniques présentés et discutés entre 1984 et 2002 lors des week-ends de travail organisés par le Gerpen (Groupe d’Etudes et de Recherches Psychanalytiques pour le Développement de l’Enfant et du Nourrisson) auxquels Donald Meltzer participait fidèlement.
Donald Meltzer, soulignent Didier Houzel et Bianca Lechevalier dans la préface, nous a fait partager «cette expérience d’un espace de recherche de Beauté et de Vérité dans la quête minutieuse de sens», quête de sens que l’on retrouve dans sa conception de la technique et de l’interprétation :
«L’analyse n’est pas comme une fouille où on peut trouver les pièces et reconstruire l’objet ; toute idée de la psychanalyse en tant que reconstruction nous induit en erreur. C’est une question de bonne et de mauvaise nouvelles. La bonne nouvelle c’est que vous n’avez pas vraiment à vous préoccuper de l’histoire du patient ; et la mauvaise nouvelle c’est qu’il va falloir faire plus attention à ce qui se passe dans votre bureau de consultation pour devenir un fin observateur. Et c’est là où votre intuition, basée sur vos observations, va pouvoir se développer.» (p.125)
«Le problème contre-transférentiel dans le cas de traumatisme cérébral ou d’handicap physique, est qu’on est tenté de vouloir apprendre quelque chose à l’enfant, et ce désir d’enseigner nous met en avant du matériel, nous le devançons. Vous essayez de faire en sorte que son fonctionnement devienne meilleur ; c’est très bien en soi, mais ce n’est pas la méthode psychanalytique. Il faut toujours rester derrière le matériel, le décrire, le voir s’organiser et aider le patient à en comprendre le sens.» (p.269)
Illustration : Don watching «Singing in the rain», dessin de Meg Harris Williams
ISBN 2-912186-40-4 26 Euros
Editions du Hublot www.editionsduhublot.com
Ce n’est qu’avec le recul du temps et le travail de deuil que notre profonde gratitude à l’égard de Donald Meltzer a suscité l’initiative de ce recueil. Dans le bain des premières rencontres d’un groupe d’analystes d’enfant avec un homme cherchant hors des sentiers battus la compréhension du non sens des angoisses psychotiques, l’expérience était trop chargée d’émotions pour pouvoir être transmise par l’écriture. Il nous semble maintenant qu’une mise en conte est possible de cette histoire commune qui donna naissance au Groupe d’Etudes et de Recherches Psychanalytiques pour le développement de l’Enfant et du Nourrisson (Gerpen). Il fallait pour cela s’aventurer hors des allées bien tracées d’un jardin analytique connu. Il ne fallait pas craindre les coins d’ombre et se laisser aller à rêver avec Meltzer, rêver un chant métaphorique donnant à penser l’émotion en action. Ce n’était pas sans risque vis-à-vis de la pensée officielle d’alors. Nous pouvons être reconnaissants à James Gammill de nous avoir fait découvrir Donald Meltzer et de nous avoir initiés à une pensée nomade. La pensée de Meltzer s’élaborait sous nos yeux au cours des week-ends où nous l’écoutions articuler clinique et théorie d’une manière qui était pour nous toute nouvelle. C’est à l’écoute des présentations cliniques que nous lui proposions que nous avons vu s’élaborer successivement «le démantèlement», «l’espace de la bouche», «le conflit esthétique», «le claustrum», «le sadomasochisme et la tyrannie».
Alors laissez nous vous conter, avec nos mots d’élèves timides mais reconnaissants, qui était Donald Meltzer et ce que furent pour nous les rencontres inoubliables avec ce penseur de la psychanalyse, assurément l’un des plus créatifs de la deuxième moitié du 20ème siècle.
Qui était Donald Meltzer ? 1
Donald Meltzer est né le 15 août 1922 à New York, de parents juifs émigrés de Lettonie. Il était fort discret sur son enfance, son adolescence et de manière générale sur toute la partie de sa vie passée aux États-Unis d’Amérique. Il nous dit un jour que New York était un terrible endroit pour grandir («A terrible place to grow up»). Il semblait, cependant, garder un souvenir heureux de son enfance et surtout de ses parents : le miracle de sa vie, disait-il, selon sa belle-fille Meg Harris Williams. Il leur était profondément reconnaissant de leur éducation libérale et permissive.
Il fit d’abord ses études à l’Université de Yale pendant quatre ans en littérature, histoire et psychologie, avant des études de médecine à l’Université de New York. Il s’orienta vers la psychiatrie et la pédopsychiatrie, ce qui était rare à l’époque. Il devint professeur de psychiatrie de l’enfant à l’Université de Washington et fonda un service à l’hôpital Saint Louis. Par hasard, il lut, pendant ses études de pédopsychiatrie, les œuvres de Melanie Klein. Cela le détermina à venir en Grande Bretagne pour recevoir une formation psychanalytique d’orientation kleinienne, ce qu’il fit après une première analyse aux États-Unis.
Le service militaire était redevenu obligatoire aux Etats Unis du fait de la guerre de Corée. Donald Meltzer entra dans l’armée en 1951 et prolongea son service militaire pour faire une formation psychanalytique à Londres. Il y vint une première fois à l’automne 1953 pour des entretiens de sélection. Puis, il vint s’y installer avec sa famille en juillet 1954. Il commença une analyse avec Melanie Klein en septembre 1954.
Du fait de ses études universitaires, Donald Meltzer fut sursitaire et, de ce fait, ne participa pas à la seconde guerre mondiale.
À Londres, Donald Meltzer fit la connaissance de James Gammill à qui Melanie Klein avait demandé de l’accueillir en tant que compatriote. Ils ont noué entre eux des relations étroites. James Gammill l’a aidé à obtenir la prolongation de son service militaire à Londres. Ils se rencontraient tous les jours à l’Hôpital. Donald Meltzer a aidé James Gammill à se former en psychiatrie. Ils ont participé ensemble à des séminaires à l’Institut de psychanalyse de Londres de 1954 à 1957. James Gammill était souvent invité chez les Meltzer.
Il est resté en Grande Bretagne qui est devenu son pays d’adoption. Il résida à Londres jusqu’au milieu des années 1980, puis il se retira à Oxford où il mourut le 13 août 2004. Il aurait eu 82 ans deux jours plus tard.
Son analyse avec Melanie Klein dura de 1954 à 1960. Elle fut interrompue par la mort de son analyste. Melanie Klein lui avait recommandé, au cas où elle ne survivrait pas à l’opération du cancer qu’elle devait subir, de reprendre une analyse avec Wilfred Bion, mais Meltzer s’y refusa.
Dans les années 1960, il épousa en secondes noces Martha Harris. Le couple qu’il formait avec elle a laissé dans le souvenir de tous ceux qui l’ont connu une profonde impression. Martha Harris avait été formée à la psychothérapie psychanalytique de l’enfant et de l’adolescent et à l’observation des bébés par Esther Bick à la Tavistock CLinic de Londres. Elle avait fait ensuite une formation en psychanalyse d’adulte à l’Institut de la Société Britannique de Psychanalyse. Nous lui devons la transmission d’une écoute d’une qualité exceptionnelle, largement inspirée de la méthode d’observation des bébés d’Esther Bick qu’elle nous a fait découvrir. Elle apportait à Meltzer un soutien tendre et attentionné qui semblait le dégager des soucis de la vie quotidienne et lui libérer l’esprit au profit de sa créativité. Elle était capable, à l’occasion, de modérer ses excès et de tempérer ce qu’il y avait parfois de trop ironique dans ses commentaires. Ils offraient tous deux l’image d’un couple équilibré, harmonieux et d’une profonde générosité.
Un dramatique accident devait mettre fin à ce bonheur. Un soir de l’été 1984, ils revenaient d’Italie où ils possédaient une maison, ils traversaient les Alpes françaises et ils avaient décidé de s’arrêter pour dîner et dormir dans un hôtel-restaurant proche de Briançon. Martha Harris jugea que l’hôtel n’était pas idéal pour leur étape et ils décidèrent après leur dîner de reprendre la route et d’en chercher un autre. Donald Meltzer s’endormit au volant. Martha Harris fut éjectée et sombra dans un coma qui devait durer plusieurs semaines. Sortie du coma, elle souffrit d’un syndrome neurologique complexe et très handicapant. Donald Meltzer la soigna avec un dévouement exemplaire pendant les deux années qui lui restaient à vivre jusqu’à son décès en novembre 1986. Cette tragédie assombrit considérablement les vingt dernières années de la vie de Meltzer. Même s’il n’en disait rien, on le sentait habité par une douleur secrète.
Une rencontre inoubliable
Les circonstances ont sans doute joué leur rôle dans notre rencontre avec Donald Meltzer. Toutefois, au-delà du hasard des rencontres, nous pensons que jouent des affinités, des attentes, en un mot des désirs qui tirent parti de ces circonstances pour leur donner la signification d’une transmission vivante.
La toute première circonstance a été la rencontre à Londres dans les années 1950 de Donald Meltzer avec James Gammill, dont nous avons parlé plus haut. James Gammill s’installe à Paris en 1966 où il développe un enseignement centré sur l’héritage de Melanie Klein, alors peu et mal connue dans notre pays. Gammill joua un rôle essentiel pour nous faire connaître non seulement la pensée de Meltzer, mais aussi celle des auteurs post-kleiniens, Wilfred Bion, Esther Bick, Frances Tustin.
Une autre circonstance fut la rencontre de Jean Bégoin avec Donald Meltzer à Genève en février 1966 à l’occasion d’un séminaire, après quoi Meltzer et sa femme vinrent rendre visite à James Gammill à Paris, visite suivie d’un séjour en 1971 dans la maison de campagne que James Gammill avait acquise dans les environs de Châteaudun. En 1973, Donald Meltzer fit une communication dans un congrès international à Paris et James Gammill en profita pour lui présenter Geneviève Haag. Les Meltzer séjournèrent ensuite chez James Gammill et c’est au cours de ce séjour que fut envisager d’organiser des séminaires à Paris, avec Donald Meltzer et Martha Harris.
Une troisième circonstance fut le séminaire organisé par Geneviève Haag autour de James Gammill au début des années 1970 à Paris, séminaire qui réunissait des analystes tous passionnés par l’analyse des enfants souffrant des syndromes les plus sévères que l’on observe dans l’enfance, psychoses infantiles, autisme, états limites.
Dans l’hiver 1974 eut lieu le premier de ces séminaires. La réunion s’est tenue au domicile des Bégoin. Nous étions une petite trentaine, tous intéressés par l’analyse d’enfant. Cette réunion nous a laissé une impression profonde : Meltzer nous donnait le sentiment de dérouler, à l’écoute du matériel d’analyse qui lui était présenté, une pensée extraordinairement créatrice. Nous entendions là un discours psychanalytique totalement nouveau et merveilleusement rafraîchissant pour nous. Il écoutait le matériel avec une attention sans faille, le plus souvent les yeux fermés, centré sur ses propres associations. Puis venait le moment de son commentaire, toujours surprenant, jamais plaqué, au plus près de la clinique et en même temps d’une haute portée théorique. Nous avons acquis la certitude qu’il était possible d’allier la psychanalyse avec la rigueur de la méthode et la créativité de la pensée. À la fin de ce week-end mémorable, Donald Meltzer nous dit avec humour qu’il suffirait de le siffler pour qu’il revienne aussitôt. Nous ne l’avons pas sifflé, mais nous l’avons invité à nouveau.
Il est revenu jusqu’à trois fois par an, toujours de bonne grâce et accompagné de Martha Harris tant que sa santé le lui a permis. Le succès de nos rencontres est allé en grandissant. Il a fallu déplacer nos réunions d’abord dans un salon de l’hôtel California, puis dans un amphithéâtre de l’hôpital Bichat, enfin dans une salle louée à grand frais. C’est la gestion de ces week-ends, dont Meltzer avait été l’initiateur et qui en restait le conférencier régulier, qui nous a amenés à nous organiser en 1983 en une association régie par la loi de 1901. Il faut rendre hommage à Anik Maufras du Chatellier qui pendant toutes les années qui séparent 1974 de 1983 a accepté de gérer à elle toute seule le budget de nos week-ends scientifiques. Nous sommes également très reconnaissants à l’égard de Florence Guignard et de David Alcorn pour la qualité de leur traduction (Meltzer ne parlait pas français), toujours au plus près de la pensée psychanalytique et de l’expression poétique de Donald Meltzer.
Enfin, le relai était assuré, le Gerpen était né. Il a fallu lui donner un objectif général, au-delà des invitations au couple Meltzer-Martha Harris. L’inspiration pour cela n’a pas été longue à venir : avec l’enseignement de Meltzer nous avions ouvert une brèche dans le nationalisme psychanalytique qui sévit en France depuis les origines et qui s’est trouvé renforcé par les positions arrogantes de Jacques Lacan et de ses élèves. Nous découvrions et faisions découvrir que la psychanalyse existait hors de l’Hexagone et qu’elle ne s’y résumait pas à la seule Ego Psychoanalysis tant décriée par Lacan. Le but du Gerpen était tout tracé : faire connaître aux analystes et psychothérapeutes français des auteurs étrangers qui nous paraissaient particulièrement créatifs, notamment dans le champ de la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent. À côté des week-ends avec Donald Meltzer, nous en avons organisé avec Herbert Rosenfeld, Frances Tustin, Lore Schacht, Yolanda Gampel ; plus récemment avec David Rosenfeld, Antonino Ferro, Stefano Bolognini, Maria Rhode, etc. Maintenant que Donald Meltzer nous a quittés, la vocation et l’ambition du Gerpen restent les mêmes.
Dès sa fondation, le Gerpen a édité un Bulletin qui donne par écrit le contenu des séminaires scientifiques. Pour des raisons circonstancielles, c’est à Caen que la gestion de ce Bulletin a été localisée, avec David Alcorn comme cheville ouvrière et Bianca Lechevalier comme gardienne des archives, cela jusqu’au début des années 1990 où l’équipe de Caen s’est autonomisée pour démarrer une formation en psychothérapie psychanalytique de l’enfant. Jacques Touzé assure depuis le relai de la gestion de ce Bulletin.
Les textes qui sont ici présentés sont issus des Bulletins que le Gerpen a édité depuis 1983 et qui ont été strictement réservés aux participants à ses week-ends scientifiques. Extraire de ces bulletins les contributions de Donald Meltzer nous a paru un devoir urgent pour transmettre aux nouvelles générations d’analystes l’enseignement de celui que nous considérons comme l’un des psychanalystes les plus créatifs de la deuxième moitié du 20ème siècle. Jacques Touzé, fidèle gardien de nos archives, s’est acquitté de la tâche de réunir ces textes et d’y apporter les quelques corrections nécessaires. Tantôt il s’agit de brèves conférences de Donald Meltzer qu’il improvisait sur un thème que lui avait inspiré le matériel qui lui était présenté ou qui correspondait à ses recherches du moment – tantôt il s’agit des présentations clinique qui ont été données lors des week-ends qu’il animait et qu’il commentait à mesure. Ainsi, d’un week-end à l’autre, d’une présentation à l’autre, nous suivions l’élaboration d’une pensée, toujours innovante, parfois inattendue.
Le rythme de nos week-ends scientifiques avec Donald Meltzer est allé peu à peu en se ralentissant. À partir des années 1990, il n’est plus venu qu’une fois par an. Sa dernière visite remonte au mois de mai 2002.
L’œuvre de Donald Meltzer
L’œuvre écrite de Donald Meltzer est considérable. Son tout premier livre «The psycho-analytical Process», paru en 1967, a été traduit par Jean Bégoin avec la collaboration de Florence Guignard et publié aux éditions Payot en 1971. Cet ouvrage a profondément renouvelé la conception du processus psychanalytique dont Meltzer propose un modèle que l’on peut qualifier de «fractal», du nom donné par le mathématicien Mandelbrot aux objets et ensemble fractals qui se caractérisent par une équivalence d’échelle, c’est-à-dire que quelle que soit l’échelle à laquelle on observe un phénomène, on découvre un déroulement similaire. Meltzer décrit la séance d’analyse, la semaine (cinq séances par semaine selon la tradition britannique), l’année, l’analyse toute entière comme obéissant à un déroulement similaire, avec un gain constant en stabilité jusqu’à la fin de l’analyse. Les cinq étapes de ce processus, quelle que soit l’échelle pour l’observer, sont les suivantes : le rassemblement des éléments du transfert, le tri des confusions géographiques, le tri des confusions de zones, le seuil de la position dépressive, le processus de sevrage. Il est important de souligner que Meltzer prend comme modèle du processus analytique ce qui se passe dans l’analyse de l’enfant, plus dégagée des effets de mode et des défenses intellectuelles que la psychanalyse de l’adulte.
Le deuxième ouvrage de Meltzer «Sexual States of Mind» a été publié en 1972. Il a été traduit par Jean et Florence Bégoin en 1977 sous le tritre «Les structures sexuelles de la vie psychique». Cet ouvrage complexe développe des idées originales sur la maturation psycho-sexuelle et les impasses auxquelles elle peut aboutir, en particulier les perversions. Il contient un article fondamental sur «Les rapports de la masturbation anale avec l’identification projective». L’auteur y décrit le fantasme de l’enfant, laissé par sa mère et empli de rage par cet abandon, d’identifier les seins de sa mère qu’il est en train de perdre avec ses fesses (elle lui tourne le dos), les fesses de sa mère avec ses propres fesses, et de pénétrer violemment cet espace anal de sa mère pour en posséder l’intérieur. C’est un fantasme que l’on retrouve, aussi bien chez l’enfant que chez l’adulte, concernant les parties cachées et secrètes du Self. La sexualité infantile polymorphe est tout entière orientée vers le corps fantasmatique de la mère et ses contenus. Meltzer y distingue trois espaces définissant ce qu’il appelle «la géographie du corps maternel» : l’espace de la tête et des seins, lieu d’idéalisation béatifique, mais au prix d’un clivage des éléments destructeurs de la relation à l’objet et au risque d’un brusque renversement de l’idéalisation en persécution – l’espace vaginal, lieu de plaisir et d’excitation sexuelle permanente – l’espace anal, lieu de contrôle, de pouvoir, mais aussi d’enfermement à l’origine des angoisses claustrophiques.
En 1975, Meltzer a publié un ouvrage collectif qui rend compte de recherches sur l’autisme infantile menées depuis plusieurs années dans un séminaire auquel participaient les co-auteurs de l’ouvrage : «Explorations in Autism». Ce livre, essentiel pour la compréhension des mécanismes à l’œuvre dans l’autisme, a été traduit par Geneviève et Michel Haag, Léni Iselin, Annik Maufras du Chatellier et Gabrielle Nagler («Explorations dans le monde l’autisme», publié chez Payot en 1980). Meltzer y décrit quelques uns des concepts les plus importants de sa pensée théorique : le démantèlement du Moi, la dimensionnalité dans la relation d’objet, l’identification adhésive.
En 1978, Meltzer publie sous le titre «The Kleinian Development», un séminaire qu’il avait conduit à la Tavistock Clinic de Londres sur le développement des théories psychanalytiques depuis Freud et Melanie Klein jusqu’à Bion. Ce livre a été traduit par Maurice Despinoy et Pierre Geissmann et publié en 1984 par les éditions Privat. Dans la première partie, Meltzer suit les développements de la pensée de Freud à travers les textes cliniques du fondateur de la psychanalyse. La constante dans son œuvre, c’est cette insistance sur la démarche qui consiste à partir de la clinique pour remonter vers la théorie. Meltzer estime, au contraire de bien des auteurs français, que les textes de Freud qui s’éloignent de toute référence clinique sont de moindre importance. La seconde partie du livre est toute entière consacrée à un commentaire de l’ouvrage de Melanie Klein «La psychanalyse d’un enfant» (le cas Richard), paru en 1961. Meltzer l’examine semaine après semaine. Là encore, il s’agit d’un écrit clinique qui sert d’introduction à la théorie et non de pures spéculations théoriques. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’œuvre de Bion. Nous avons signalé plus haut que Meltzer avait refusé de reprendre une analyse avec Bion après la mort de Melanie Klein. Il semble que cela l’ait empêché, pendant plusieurs années de s’intéresser de près à l’œuvre de son aîné. Le séminaire qu’il a conduit sur la pensée de Bion pendant l’année 1976-77 semble avoir marqué un tournant qui lui a permis de se familiariser avec cette pensée qui prendra de plus en plus de place dans son élaboration personnelle, aussi bien sur un plan théorique que sur un plan pratique.
L’ouvrage suivant porte sur le rêve, «Dream Life», publié en 1984, il a été traduit en français et édité par Claude Legrand aux éditions Césura en 1993. Meltzer y défend le point de vue selon lequel le rêve a une authentique puissance de créativité psychique, ce qui démarque sa position de la première théorisation de Freud qui soutenait que le rêve n’avait pas d’autre but que d’être le gardien du sommeil. Pour Meltzer, c’est le sommeil qui devient gardien du rêve. Après 1920, il faut remarquer que Freud, avec l’introduction de la pulsion de mort et de l’automatisme de répétition, propose une autre théorisation que l’accomplissement du désir. Il suppose une fonction de liaison, notamment pour une énergie psychique surabondante dans les cauchemars post-traumatiques. Angel Garma 1 continuera à élaborer cette fonction anti-traumatique, endiguant la destructivité et intégrant l’émotion dans un processus de pensée, comme le développera Wilfred Bion (1962). Il s’inscrit en faux contre une idée répandue dans les milieux psychanalytiques selon laquelle rien, depuis la Traumdeutung, n’est venu enrichir la théorie psychanalytique du rêve. Enfin, il insiste, à la suite de Bion, sur l’hypothèse selon laquelle l’activité de rêve ne serait pas uniquement nocturne mais aussi diurne et qu’elle serait indispensable à la pensée.
«Studies in Extended Metapsychology», publié en 1986, a été traduit en français par David Alcorn, traduction qui est parue en 2006 aux éditions du Hublot (Larmor-Plage) sous le titre «Études pour une métapsychologie élargie». L’influence de la pensée de Bion s’y fait nettement sentir comme Meltzer l’annonce clairement dans l’introduction. Il a cherché à rendre compte de la façon dont les idées de Bion sont entrées dans sa pratique psychanalytique.
«The Apprehension of Beauty», écrit en collaboration avec sa belle-fille Meg Harris Williams, a été publié en 1988. L’ouvrage a été traduit par David Alcorn et édité aux éditions du Hublot en 2000. Cet ouvrage marque un tournant dans la pensée théorique de Donald Meltzer. Il y introduit de tout nouveaux concepts, celui de l’objet esthétique et celui du conflit esthétique. Il nous semble nécessaire de préciser certains points pour donner toute sa valeur à l’intuition profonde sur les modes de relation du Self à l’objet qui le guide dans sa nouvelle théorisation. Une première question se pose : quelle est la nature exacte de ce qui est qualifié ici d’esthétique, aussi bien pour l’objet que pour le conflit ? Sans doute ce qualificatif renvoie-t-il à une dimension dynamique. L’objet ne serait pas seulement esthétique dans le sens courant du terme, il serait aussi doué d’une force d’attraction qui le ferait investir préférentiellement à tout autre. Le conflit qui en résulte serait lié à la violence de cette attraction qui, par son excès même menacerait la cohérence du Self. La seconde question porte sur l’inversion des positions kleiniennes que propose Meltzer comme conséquence de la résolution du conflit esthétique : il situe, en effet, une position dépressive primaire archaïque comme antérieure à la position schizo-paranoïde. Mais la dépression primaire dont il parle, liée à l’incapacité de l’enfant à résoudre l’énigme qui porte sur les qualités internes de l’objet, est-elle la même que la position dépressive décrite par Melanie Klein ? Faut-il envisager une dialectique à trois temps et non plus à deux : une dépression primaire due au conflit esthétique, une position schizo-paranoïde permettant d’échapper à la souffrance de cette dépression primaire, la position dépressive centrale de Melanie Klein qui renvoie à une toute nouvelle complexité de la relation à l’objet et du fonctionnement psychique, préalable nécessaire à l’activité de réparation et à la formation du symbole.
Pour Meltzer, le conflit esthétique peut être réactualisé dans les crises de la vie. Ainsi, à l’adolescence, avec les transformations corporelles et émotionnelles, de pseudo-identifications dans l’adhésivité sont fréquentes pour lutter contre les angoisses existentielles. Le but de ces identifications adhésives est de gommer les différenciations, d’aplanir les conflits et, surtout, d’éviter toute souffrance liée à l’appréhension de la Vérité et de la Beauté. Cette conflictualité ne s’intrique-t-elle pas avec une nouvelle édition, au sens donné par James Gammill 2, de la position dépressive ?
C’est au cours d’un week-end du Gerpen que Donald Meltzer a donné la primeur de ce nouveau modèle métapsychologique qui lui a servi de base pour rendre compte des pathologies mentales les plus archaïques, autisme et psychoses infantiles. Nous avons en mémoire la phrase qu’il prêtait au bébé en nous décrivant l’enfant assailli dès sa naissance par un excès de stimulations venant de l’extérieur de l’objet esthétique, le sein maternel, mais dépourvu de possibilité de savoir ce qui se dissimulait à l’intérieur de l’objet : «Est-ce que c’est aussi beau à l’intérieur ?» On a pu parler d’idéalisation platonicienne au sujet de ce nouveau modèle. Remarquons, cependant, que la Beauté suscite toujours une interrogation sur son inverse, tapi dans l’ombre. Par ailleurs, la beauté, si elle est sensuelle, sensorielle, enracinée dans le corps, est aussi, nous l’avons dit, une dynamique de liaisons mouvantes, transformant l’émotion en ébauches de pensée. C’est aussi la richesse de la polysémie symbolisante qui fait la beauté du rêve. Cette polysémie donne une polyphonie de sens à l’émotion. Mauro Mancia 3, psychanalyste et neuropsychologue italien trop tôt disparu, que nous avions invité au Gerpen lors d’un hommage rendu à Donald Meltzer, inclut le rêve dans les processus de langage, dans une proximité de pensée avec Meltzer, comme langage intérieur poétique.
Dans son livre «Rétrospective», élaboré comme un conte à partir du tableau de la Charité Romaine 4, Avraham Yehoshua 5 écrit : «Par l’art, l’humiliation se métamorphose en beauté, et une situation repoussante revêt des significations multiples». Le tableau, auquel s’était beaucoup intéressé Michel Soulé, représente un vieillard enchaîné en prison, condamné à mourir de faim. Il survit grâce à sa fille. Celle-ci, qui vient d’accoucher, l’allaite du même lait que celui dont elle nourrit son bébé. La beauté dans le sordide, selon le commentaire de Yehoshua, est liée à l’émotion des multiples sentiments suscités 6. Nous sommes là loin de Platon et plus près de Beaudelaire. L’œuvre de Meltzer s’inscrit dans une double acception scientifique et poétique.
C’est encore au cours d’un week-end Gerpen que nous avons vu et entendu Meltzer élaborer sa conception de «l’espace de la bouche». L’espace de l’oralité, espace de la bouche, vidé de la nourriture fluide lactée avec le sevrage, devient pour Meltzer (1988) un volume tridimensionnel où s’origine le Théâtre intérieur de la vie psychique. Les premières ébauches de la pensée symbolique, avec les premières représentations des personnages de ce théâtre inscrits dans le jeu des lèvres, des dents, de la langue, intègrent corps et émotion. L’espace de la narration du rêve, comme du conte d’où s’initie son récit, nous nourrit d’images chargées d’affects. C’est dans cet espace, entre l’intérieur et l’extérieur, que s’origine une pensée symbolique inscrite dans les préperceptions corporelles chargées d’émotions, dont la voix.
En 1992, Donald Meltzer a publié «The Claustrum. An Investigation of Claustrophobic Phenomena», livre qui a été traduit par David Alcorn et Anne Golse et édité en 1999 sous le titre «Le claustrum, une exploration des phénomènes claustrophobiques» (Éditions du Hublot). Il est l’aboutissement de l’un des aspects que Donald Meltzer a le plus approfondi dans l’exploration psychanalytique du psychisme, ce qu’il appelle la «dimension géographique de l’appareil psychique». Une des caractéristiques les plus claires de sa pensée est la représentation visuelle et spatiale qu’il se fait du monde psychique. Nous avons déjà cité sa description des trois espaces du corps maternel. Dans cet ouvrage, il nous montre comment, par un mécanisme d’identification projective, le Self peut se trouver projeté en tout ou en partie dans tel ou tel de ces espaces et s’y trouver enfermé. C’est, en particulier, le cas pour l’identification projective dans l’espace anal de la mère associé à des fantasmes et souvent à des pratiques de masturbation anale. Le Self pénètre en force dans cet espace, par un mécanisme que Meltzer appelle «identification intrusive», pour prendre possession de l’objet de manière toute puissante, mais il se trouve enfermé dans l’espace anal ainsi conquis, entouré d’objets dégradés et menaçants. Dans cet espace il est en proie à des accusations culpabilisantes réciproques avec l’objet. C’est un tel fantasme qui sous-tend les angoisses claustrophobiques. Lors d’un séminaire du Gerpen, Meltzer a clarifié les différences entre deux modes de relations, le sadomasochisme et la tyrannie. La première est faite d’intrusion anale détruisant les bébés imaginaires de l’Objet. La deuxième peut concerner des Régimes Totalitaires : l’intrusion se fait à l’insu de l’Objet attaqué et cherche à détruire ses bons objets internes, le plongeant ainsi dans le désespoir.
Un dernier ouvrage publié du vivant en 1994 de Donald Meltzer, «Sincerity and Other Works», n’est pas encore traduit en français. Il s’agit d’un recueil d’articles, dont le premier date de 1955 et le dernier de 1989. Deux des textes publiés dans ce livre existent cependant en français, l’un intitulé «Le processus psychanalytique 20 ans après», rédigé 20 après son livre «Le processus psychanalytique», a été publié dans le «Journal de la psychanalyse de l’enfant» en 1986 ; l’autre texte intitulé «Un modèle psychanalytique de l’enfant dans sa famille dans la communauté», écrit en collaboration avec Martha Harris en 1976, a été traduit par David Alcorn et publié aux Éditions du Collège en 2004.
Enfin, en 2011 est paru «Adolescence. Talks and Papers», recueil de textes de Martha Harris et de Donald Meltzer, issus essentiellement de séminaires donnés en Italie et déjà publiés en italien dans «Quaderni in Psicoterapia Infantile» ou dans «Adolescentes». Le tout dernier texte de ce recueil «Adolescence : after the hurricane – a newspaper report» date de 2002. Il s’agit d’un texte inachevé mais particulièrement émouvant dans lequel Meltzer décrit, dans son langage poétique, les turbulences de l’adolescence et compare le monde politique à la communauté adolescente. En contre-point il nous dépeint la situation analytique comme le développement d’une coopération honnête et sincère entre les deux partenaires de la scène analytique permettant de faire fi des ouï-dire, des commérages et des croyances qui se réclament de la raison pour aller vers l’intime conviction : « ...l’ultime critère d’une vraie sagesse est un acte d’amour qui mène à la beauté accomplie – dans sa forme ultime, la poésie.» 7 Ultime testament d’un psychanalyste pour qui le travail analytique était un acte d’amour conduisant à la Vérité et à la Beauté.
Conclusion
En terminant ce parcours dans l’œuvre de Donald Meltzer et tout le long de l’histoire que nous avons partagée avec lui, nous revient en mémoire ce passage du Livre de la Genèse : Noé, enivré à la sortie du déluge et de l’enfermement dans l’Arche, bénit ses fils, Shem (le Nom) et Japhet (la Beauté), qui n’avaient pas tourné en dérision sa nudité dans le désordre de l’ivresse, mais qui l’avaient couverte d’un voile. Il leur souhaite, selon une traduction possible du texte hébreux : «Que la Beauté (Japhet) se dilate dans les tentes du Nom (Shem)». C’est cette expérience d’un espace de recherche de Beauté et de Vérité dans la quête minutieuse de sens que nous avons partagée grâce à Donald Meltzer. Au désespoir de la destruction du sens dans les processus désintégrateurs se répercutant dans les angoisses du début de la vie, répond la beauté du voile métaphorique que Donald Meltzer nous aide à tisser. Nous espérons avec ce recueil de textes issus des séminaires du Gerpen transmettre au lecteur le plaisir et le goût d’une telle expérience.
Didier Houzel et Bianca Lechevalier
Caen, le 17 mai 2013