4ème de couverture
De Narcisse à écho restitue l’essentiel d’une réflexion élaborée au cours d’un cursus de deux ans consacré aux facteurs émotionnels dans la relation d’apprentissage et d’accompagnement éducatif.
Cette formation était destinée aux professionnels de l’enfance faisant face aux difficultés d’apprentissage, aux problèmes sociaux et au sentiment d’exclusion d’enfants et de jeunes qui grandissent dans les quartiers déshérités des grandes métropoles françaises.
Elle a été mise en place de manière expérimentale au sein de la formation continue de l’Université Paris Descartes en prenant modèle sur la formation proposée aux enseignants à la Tavistock Clinic à Londres.
Les auteurs des différents chapitres abordent une variété de thèmes et de situations auxquels les enseignants sont confrontés :
L’enfant difficile, le lien entre la dynamique individuelle et celle du groupe «destructeur», «le gang» – Les enfants que l’enseignant a l’impression de subir, ceux qui anéantissent ses efforts pour les intégrer au groupe classe – Les difficultés d’apprentissage des enfants en placement transitoire – Les mécanismes de communication inconsciente qu’utilise l’enfant pour faire sentir à l’enseignant, à l’éducateur, ce qu’il vit, mais qu’il n’arrive pas à formuler verbalement – Le rôle joué par la mémoire inconsciente des traumatismes trans-générationnels dans le processus d’enseignement et d’apprentissage – le rôle de l’ambivalence des enfants et des adolescents écartelés entre leur réalité interne (sentiment d’étrangeté, de perte d’identité... ) et la réalité extérieure (le cadre scolaire dans lequel ils vivent, le contexte familial... ).
Comme le souligne Vijé Franchi, il est alors fondamental de tendre vers
«... cette attitude d’écoute et d’ouverture émotionnelles que cherche à étayer le travail analytique d’observation et d’élaboration des facteurs émotionnels dans la relation à l’enfant. Une attitude profondément humble, qui consiste à accepter que la situation observée ne pouvait pas être autre, à accueillir les états mentaux de l’enfant aussi bien que les siens et à reconnaître sa propre réaction à l’enfant, sans vouloir ni la juger, ni l’évacuer. C’est le contraire d’une attitude caractérisée par la recherche d’un savoir omnipotent, capable de tout expliquer et de tout résoudre, et que nous recherchons désespérément à chaque fois que nous sommes confrontés, comme l’est le nourrisson, à un sentiment d’impuissance profond et à la terreur de se sentir perdus et détruits par l’angoisse.»
Vijé Franchi, psychologue clinicienne, psychothérapeute d’enfants et d’adolescents (Tavistock Society of Psychotherapists), est professeure à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation de l’Université de Genève. Elle est formatrice dans le Centre d’Etudes Martha Harris de Larmor-Plage.
Biddy Youell, Trudy Klauber, Jenny Kenrick, Jeanne Magagna, Anna Rosa Badiali et Anna Molli sont psychothérapeutes d’enfants et d’adolescents formées à la Tavistock Clinic où elles ont, ou ont eu, des postes de responsabilité dans les départements de soins et de formation. Elisabeth Murcia est travailleur social. Paolo Gozza est professeur à l’Université de Bologne où il enseigne la philosophie de la musique.
ISBN 2-912186-42-0 24 €
Sommaire
Introduction Vijé Franchi
1 Le regard et la fonction de l’observateur : Recueillir et reconnaître le Soi et ses relations avec ses objets Vijé Franchi
2 Comprendre ce qui se passe dans la classe Biddy Youell
3 Gangs Biddy Youell
4 L’intégration de l’enfant en colère : Un dilemme pour l’école et la société Trudy Klauber
5 De la difficulté à apprendre chez les enfants en placement transitoire Jenny Kenrick
6 Le cas de Lilas observé par Elisabeth Murcia suivi d’un commentaire clinique de Jenny Kenrick
7 L’écriture comme moyen de comprendre avec compassion la «symphonie du cœur» Jeanne Magagna
8 L’étranger dans la réalité et dans la psyché Anna Rosa Badiali
9 L’objet brillant Anna Molli
Epilogue Echo et Narcisse Paolo Gozza
Bibliographie
Introduction
Cet ouvrage restitue l’essentiel d’une réflexion élaborée au cours d’un cursus de deux ans consacré aux facteurs émotionnels dans la relation d’apprentissage et d’accompagnement éducatif. Cette formation était destinée aux professionnels de l’enfance faisant face aux difficultés d’apprentissage, aux problèmes sociaux et au sentiment d’exclusion d’enfants et de jeunes qui grandissent dans les quartiers déshérités des grandes métropoles françaises. Elle a été mise en place de manière expérimentale au sein de la formation continue de l’Université Paris Descartes, et s’appuyait sur les modèles de formation pour les enseignants développés par des psychothérapeutes d’enfants et d’adolescents à la Tavistock Clinic à Londres. Les participants étaient vingt professionnels de la petite enfance, de l’enseignement primaire et secondaire, de l’enseignement spécialisé, des centres sociaux et périscolaires, ainsi que des centres d’accueil de demandeurs d’asile et de la prévention spécialisée des régions de Paca, Orléans-Tours, Champagne Ardennes, et Ile-de-France. La formation répondait à des questionnements nés de leur pratique professionnelle quotidienne.
Depuis une trentaine d’années, les problèmes sociaux, scolaires et psychologiques d’enfants et adolescents sont expliqués de plus en plus souvent par des facteurs inhérents à leur éducation et aux origines étrangères de leurs familles. Ainsi faisant, on nie l’impact que continuent à avoir sur leur développement et sur leur socialisation des formes licites et toujours plus invisibles de discrimination ethnique, sociale et économique, qui structurent et organisent leur quotidien. Les médias parlent de difficultés d’apprentissage, de comportements violents et d’exclusion des établissements publics d’enfants de plus en plus jeunes. Les enseignants et les éducateurs, en revanche, attirent l’attention sur les conditions dangereuses de leur métier et sur leurs inquiétudes à travailler auprès d’enfants et d’adolescents qu’ils perçoivent comme toujours plus en colère et désespérés. Ils se plaignent de travailler au sein d’institutions qui n’écoutent pas leur version des faits, ni ne les protègent de comportements et d’attitudes qu’ils estiment inacceptables de la part de leurs élèves et des familles. Ils réclament des formations pour les aider à répondre à cette situation.
Les journées de formation trimestrielles et les supervisions mensuelles que je menais depuis quelques années dans différentes régions avaient permis de soulever un certain nombre des difficultés rencontrées par ces professionnels et à en explorer le vécu. Cependant, ces interventions ponctuelles ne suffisaient pas à soulager la souffrance et la violence qu’ils vivaient au quotidien dans leur travail. Alors que les temps de formation permettaient souvent de dévoiler la souffrance des professionnels, ils les mettaient aussi en contact avec la colère et la douleur mentale des enfants et adolescents dont ils s’occupaient, qu’ils disaient pouvoir ainsi mieux saisir, sans pour autant savoir comment y répondre. Participer à ces formations pouvait ainsi aggraver leur sentiment de culpabilité, les laissant seuls et impuissants. Nous étions inquiètes d’apprendre combien la prise en compte des mécanismes de la discrimination et la compréhension du rôle qu’on peut y jouer, malgré soi, puissent augmenter l’angoisse du professionnel d’endommager l’enfant et d’échouer dans ses missions. Être au contact des angoisses des élèves et jeunes dont ils s’occupent, et explorer celles-ci dans le cadre de cette formation, réactivait entre autres leurs propres angoisses infantiles. Pour les comprendre et les contenir, ces angoisses avaient besoin d’être à leur tour accueillies et comprises par un adulte tiers, capable de restaurer le sentiment de sécurité interne du professionnel. Il était nécessaire de l’aider aussi à penser et à transformer la peur de ne pas pouvoir protéger les enfants et les jeunes de sa propre hostilité. Cette hostilité s’explique par le besoin qu’on peut ressentir de pousser l’enfant et ses problèmes en dehors de sa pensée, afin de se prémunir de sa souffrance.
J’avais également constaté que beaucoup de situations abordaient les difficultés des professionnels à travailler avec des enfants et des adolescents qui se vivent comme étrangers en France. Il semblait que l’expérience de se sentir étranger influe négativement sur la relation avec le professionnel. Sentir ses propres pensées se remplir jusqu’à saturation des vécus d’étrangeté de l’enfant, et se sentir envahi par l’angoisse qu’éprouve l’enfant face à l’attente indicible d’être rejeté par l’adulte, peut inhiber la recherche de compréhension, la curiosité et l’intérêt que l’adulte aurait pu porter à l’enfant. Le sentiment d’étrangeté qui imprègne la relation peut même conduire à détourner la pensée de l’adulte de sa quête de compréhension du sens émotionnel à donner à sa propre expérience et à celle de l’enfant, et la déployer au service du déni de la réalité psychique (son propre vécu interne et celui de l’enfant). Les vécus de discrimination accumulés quasi-quotidiennement par ces jeunes se transfèrent de manière inconsciente au sein de la relation d’accompagnement éducative ou d’apprentissage, en altérant la nature du lien que l’adulte aurait pu établir avec l’enfant. Ce processus risque de rendre indisponible l’adulte et inhabitable son appareil mental. La pensée de l’adulte devient ainsi unheimlich, à savoir un espace où l’enfant ne se sent pas accueilli.
Dans de tels contextes, l’enseignant ou l’éducateur devient hermétique à l’expérience émotionnelle de l’enfant, imperméable à sa souffrance et peu enclin à s’identifier avec ses difficultés : il n’a plus l’impression que cet enfant pourrait être lui, qu’il pourrait être le sien. En parlant de leur vécu professionnel, certains enseignants décrivaient une inquiétante sensation de détachement interne, de leur propre expérience et de ce que l’enfant suscite en eux. Quelque chose semble les empêcher d’entrer en contact avec l’émotion de l’enfant et c’est cette situation-là qu’ils vivent comme plus pénible encore que les comportements et les attitudes offensants de leurs élèves. Même s’ils ne reconnaissent pas les facteurs relationnels comme une partie importante de leur métier, le fait d’essayer de comprendre et d’aider l’enfant constitue, pour beaucoup, une partie de leur identité d’enseignant ou d’éducateur. Leurs réactions les interpellent, car elles leur semblent désaccordées, sans rapport avec ce que l’enfant leur communique, exagérées et parfois même cruelles. Certains disent avoir l’impression de réagir froidement et méchamment ou pensent être trop durs à l’égard d’un enfant, sans comprendre pour autant ce qui les pousse à agir ainsi, comme s’ils se regardaient faire dans la peau d’un étranger. Ce sentiment finit par détruire le moindre espoir de pouvoir établir une relation pédagogique bienveillante.
Mes expériences cliniques et de recherche m’avaient sensibilisée à l’importance des facteurs émotionnels dans la relation éducative. Cependant, leur rôle dans le développement de la pensée, aussi bien de l’enfant que de l’adulte, est souvent sous-estimé, voire ignoré dans la formation initiale et continue des enseignants en France. Les professionnels ne se sentent pas formés à accueillir ou à penser ce que la relation avec l’enfant et le groupe leur donne à vivre et encore moins à faire face aux situations difficiles. Ils ont l’impression que ce qu’ils vivent n’a pas de place aux yeux de l’institution et ne fait pas partie de leurs fonctions. Ils se sentent abandonnés aux prises avec leurs angoisses et leurs doutes, comme si elles ne faisaient pas partie du métier. Ceci est d’autant plus flagrant dans des contextes marqués par d’importantes asymétries socioculturelles où l’expérience quotidienne d’inégalités et le fantasme de l’étranger interférent avec les fonctions ordinaires du professionnel et modifient sa relation avec l’enfant et sa famille.
Nous savons (Franchi, 2003) que l’approche qui favorise une lecture «culturelle» des difficultés rencontrées par ces enfants renforce le sentiment d’étrangeté et la distance vécus par le professionnel et l’enfant. Il peut y avoir, comme avec tous les autres enfants, transmission de traumatismes non métabolisés des générations précédentes (voir par exemple, Brazelton et Cramer, 1991 ; Fraiberg, 1983). Cependant, l’expérience de chaque enfant ne peut être comprise qu’à la lumière de son histoire singulière, de son développement ordinaire et de ses relations familiales, scolaires et sociales.
Ses premières expériences de se sentir contenu, d’avoir ses angoisses et besoins accueillis et pensés, forment la base du développement d’une peau physique et psychique, et favorisent le développement de sa pensée, d’un appareil mental capable de traiter ses propres expériences émotionnelles et les rendre tolérables. Etre nourri au sein ou au biberon, les premiers regards échangés avec sa mère ou son père, le va-et-vient de communications préverbales qui fondent le dialogue avec la personne aimée, l’expérience de l’objet absent (Harris, 1987) du sevrage (Klein, 1936), se sentir séparé, se séparer de l’objet maternel et s’éloigner de sa propre base de sécurité : tout cela fait partie des expériences ordinaires de l’enfant mais elles suscitent des angoisses importantes et des sensations que l’enfant ne peut pas affronter sans l’aide de ses parents (ou des substituts parentaux). L’enfant a besoin de cette pensée aimante avec laquelle l’adulte prend en lui ce que l’enfant lui communique de son vécu et essaie d’en comprendre la nature et d’en digérer la douleur éventuelle (Bion, 1962a). L’enfant se sent alors aidé à tolérer la frustration des besoins primaires qu’il n’arrive pas à contenir seul. Il sent la présence de quelqu’un prêt à partager les angoisses suscitées lorsqu’il se sent écarté ou séparé de sa maman ou de son papa (et qu’il n’est plus le centre de leur univers), sans qu’il sache s’il pourra retrouver sa place dans leurs pensées. Il sent quelqu’un capable de contenir et de transformer l’hostilité et l’envie qui surgissent en lui au contact du sevrage, et de l’aider à atténuer sa rivalité. Tout ceci facilite l’intériorisation de bons objets (Klein, 1936), des figures internes que l’enfant sent comme capables de le protéger et de l’aider à contenir ses angoisses et à transformer des vécus confus et souvent douloureux en expériences émotionnelles de lui-même et de l’autre qui lui permettent de grandir.
Notre projet de formation avait pour objectif de construire justement ce cadre interne pour accueillir, tolérer et élaborer par la pensée ce que les enfants et leurs familles introduisent dans la relation au professionnel. Les conflits et les fantasmes suscités par la situation de l’apprentissage sont de nature primitive et souvent très violents à tolérer sans l’aide et la compréhension d’un adulte : trouver et garder une place dans la tête de l’adulte, partager son attention et ses soins avec d’autres, faire face à son absence (momentanée, provisoire ou prolongée), réagir à son retour et à sa présence alors qu’on vient de vivre sa perte, tolérer la frustration d’attendre sans savoir s’il va venir, et ainsi de suite. Du côté, de l’enseignant, son identification à l’élève le rend perméable à ses communications inconscientes. Il partage alors grand nombre de ses angoisses et de ses fantasmes : se sentir rejeté par un enfant qui ne semble pas avoir besoin de lui ou qui détourne son attention de lui pour vaquer à ses pensées ou aux bavardages de son camarade, se sentir impuissant et coupable de ne pas essayer de rassurer le très jeune enfant qui pleure sa mère, sous prétexte qu’on n’est pas la personne qu’il lui faut. Comme les parents de nourrissons ou de très jeunes enfants, le professionnel est souvent hypersensible à tout signal provenant de l’enfant qui lui signifie son attachement ou son rejet. La relation d’apprentissage peut aussi être chargée de vécus compliqués lorsqu’un enfant s’identifie à un groupe (minoritaire) qu’il sent menacé par le groupe social auquel appartient son enseignant ou éducateur. En même temps, tout ceci reste impensable et souvent impensé, rendant d’autant plus difficile la tâche du professionnel. L’enseignant n’est pas préparé à penser combien ses relations avec ses élèves sont agies par la situation interne de l’enfant : la rivalité pour obtenir son attention, la haine d’un rival, le désir d’être son seul et unique enfant. La haine et la rancœur de cet enfant ne connaissent pas de bornes lorsqu’il soupçonne son enseignant ou son éducateur d’aimer d’autres enfants que lui, il se retourne alors contre lui, projetant toute sa méchanceté. Prendre en compte ces facteurs émotionnels dans une formation nous parait particulièrement approprié pour aider le professionnel à penser sa réaction interne à ce que l’enfant suscite en lui. Etayer le développement des capacités du professionnel à résister aux angoisses qui peuvent l’assaillir, implique de l’aider à tolérer le doute de ne pas comprendre ce qui se passe. Il a besoin de rester en contact avec le vécu de l’enfant jusqu’à comprendre la nature de son ressenti. Ce processus transforme la peur de l’enfant parce qu’il se sent compris par l’adulte, et renforce chez l’adulte l’espoir de bien faire son métier.
Trois séminaires formaient le noyau dur de la formation, dont deux qui font partie de la formation classique des enseignants en Italie et en Grande Bretagne : un séminaire de discussion de son travail auprès d’enfants en petit groupe (work discussion ), dans lequel le professionnel présente une observation d’une situation de travail à laquelle il a participé et dont il relate aussi le vécu émotionnel. Aidé par le superviseur, le petit groupe élabore sa compréhension du matériel, à l’aide de certains concepts fondamentaux. Le professionnel se sent progressivement plus à même de voir ce que l’enfant met en scène de son expérience interne dans son jeu et dans sa relation à l’adulte et à ses pairs. Le groupe se sent plus confiant d’accueillir le vécu de l’enfant, fortifié par l’expérience d’avoir pu tolérer l’impact émotionnel de ces vécus infantiles et les résonances qu’ils provoquent en lui. L’observation du jeune enfant dans son milieu naturel (crèche, halte garderie, école maternelle, centre d’accueil de demandeurs d’asile) ne faisait pas partie des cours proposés à la Tavistock. Biddy Youell avait déjà fait l’expérience d’introduire un séminaire d’observation brève d’un jeune enfant dans la formation d’acteurs sociaux dans le nord de l’Angleterre, et, suivant son exemple, nous avons également intégré ce cours à la formation de Paris. Esther Bick (1961) avait découvert que l’observation attentive d’un enfant dans son milieu naturel, non seulement permettait d’appréhender avec beaucoup de détail les aspects cognitifs, sociaux et émotionnels de son développement, mais aidait aussi l’adulte à accueillir les états émotionnels de l’enfant, en se servant de ses propres fluctuations émotionnelles au contact de l’enfant comme guide interne pour comprendre ce que l’enfant pouvait ressentir dans sa relation à soi et à ses parents. Esther Bick (1964) avait pointé la dimension formatrice de l’observation, proposant cette dernière comme pierre angulaire de la formation de tout opérateur voulant travailler auprès d’enfants dans une compréhension de leur réalité interne et de la relation inconsciente entre leur monde et le sien. Cette méthode nous paraissait offrir une base pour former et élargir la capacité interne à tolérer, contenir et penser les facteurs inconscients qui agissent en deçà de toute relation, et en particulier, de celle d’apprentissage et d’enseignement.
La mise en place de cette formation dans le contexte de l’Université a été rendue possible grâce à une généreuse donation du FASILD (Fonds d’Action Sociale d’Intégration et de Lutte contre les Discriminations), qui partage notre conviction que la formation des professionnels aux questions de la discrimination et de la violence dans les écoles doit passer par la formation des éducateurs aux facteurs émotionnels présents à l’intérieur de la relation. Les psychothérapeutes d’enfants et membres associés à la Tavistock Clinic de Londres et au Centre d’études Martha Harris de Florence ont offert une aide précieuse en nous apportant toute la richesse de leur expérience. Ils ont soutenu et rendu possible la formation, ainsi que plusieurs journées de travail offertes à un public plus large. à travers cet ouvrage, nous souhaitons rendre hommage à ces contributions ainsi qu’à la générosité de nos collaborateurs, Anna Rosa Badiali, Paolo Gozza, Jenny Kenrick, Trudy Klauber, Jeanne Magagna Anna Molli et Biddy Youell. De plus, nous reconnaissons avoir une dette particulière envers Gianna Williams et Sheila Miller, qui ont encouragé et guidé ce projet avec leurs précieux conseils, depuis le début jusqu’à la réalisation finale. Un remerciement particulier va à Isabella Fouque, Badra Delhoum et Ratiba Bendjoudi du Fasild pour leur soutien constant, et à nos stagiaires pour la sincérité et la générosité avec lesquelles ils ont partagé leurs expériences avec nous – Souad Abderrezak, Florence Bourlier, Sylvie Covelli, Francine Dénisard, Pascale Garot, Marie-Laure Gérin, Ouahiba Guelid, Fabienne Jousselin, Béatrice Le-Moën, Marie-Laure Mahé, Elizabeth Murcia, Rozenn-Gwenn Miriel, Jean-Marc Reynaud, Emilie Yébénes. Aux enfants et jeunes qui nous ont invité à observer et nous ont aidé à comprendre, va notre sincère remerciement. J’ai joué le rôle d’interprète pendant les séminaires de travail et les journées thématiques et ai facilité la rencontre entre des langues différentes pour que l’expérience émotionnelle qui se dégageait au fur et à mesure soit créative et partagée. Traduire permettait aux stagiaires de recevoir en deux temps ce qui était dit et pensé. En premier, ils recevaient l’émotion (contenue dans les pensées que communiquaient les superviseurs), et ensuite dans un deuxième temps, le sens, ce qui leur donnait le double sentiment d’être compris et de se comprendre mieux.
Le livre est organisé autour de six chapitres, dont les quatre premiers, de Biddy Youell, Trudy Klauber, Jenny Kenrick et Jeanne Magagna, ont fait l’objet de conférences données pour un public élargi de nos stagiaires et de leurs collègues et invités. Le ton des deux chapitres suivants est différent ; rédigés par Anna Rosa Badiali et Anna Molli, ils reprennent et élaborent les fils des différentes situations présentées et discutées au cours des deux années. La conclusion de Paolo Gozza fournit un cadre et une ouverture à ces travaux. Vijé Franchi présente le contexte français dans lequel se déroule la formation, et les réflexions qui ont mené à s’inspirer de l’approche développée à la Tavistock Clinic à Londres. Son travail se base sur les résultats d’une recherche menée auprès de 850 enfants et adolescents nés en France et d’une origine soumise à une discrimination, qui empêche leur reconnaissance en tant que français. Elle expose ce qu’elle a pu comprendre de leur expérience et de la violence qu’éprouvent les professionnels dans leurs rapports avec leurs angoisses et leurs souffrances.
Les travaux rapportés par Biddy Youell, Trudy Klauber, Jenny Kenrick et Jeanne Magagna traitent justement de ces situations où les enfants risquent d’être rejetés si nous n’arrivons pas à penser leur comportement «décalé» et «difficilement intégrable» qui met l’enseignant ou l’assistant social dans la difficulté.
Biddy Youell développe le thème de l’enfant difficile, en faisant le lien entre la dynamique individuelle et celle du groupe «destructeur», «le gang». Elle commence par une présentation de la mentalité du «gang», de l’état mental dans lequel l’enfant se réfugie pour se protéger des forces destructrices internes, en s’alliant à une bande. Ce «gang» interne est une organisation pathologique de la personnalité, dont la fonction principale, comme l’explique Steiner (1993) est de contenir et neutraliser les pulsions destructrices primaires, (...) en choisissant des objets destructifs (internes ou externes) sur lesquels projeter les parties destructrices du Soi. Biddy Youell nous montre comment fonctionne cette mentalité de gang et combien il est difficile pour l’enseignant de s’opposer à ce fonctionnement. Observer (avec l’appareil psychique et avec tous ses sens) ce que vit l’enfant dans la classe, mais aussi ce qu’il fait vivre à l’enseignant, nous aide, dit Biddy Youell, à penser l’impact des facteurs inconscients dans la relation, à leur donner une place dans sa propre pensée, à les transformer et à changer notre façon de voir et de réagir.
Trudy Klauber aborde le cas des enfants que l’enseignant a l’impression de subir, ceux qui anéantissent ses efforts pour les intégrer au groupe classe. L’auteur nous invite à partager le dilemme de l’école et de la société : comment les inclure ? Ils mettent l’institutrice en difficulté, ils n’arrivent pas à trouver leur place ni en cours ni dans l’esprit de l’enseignante, à tel point que l’école pense, raisonnablement, devoir les exclure pour le bien du groupe. L’auteur parle de la colère de ces enfants et tente de comprendre leur vécu interne. Il s’agit d’enfants qui se vivent comme stigmatisés, exclus, des enfants qui ne se sentent jamais aimés et n’ont pas confiance en l’adulte, car ils ne le sentent pas bienveillant à leur égard, ni capable de les accepter pour ce qu’ils sont. De tels enfants, qui se comportent selon l’image de mépris qu’ils lisent dans le regard des autres, se retrouvent en général assis au fond de la classe dans les établissements en France. Ils nous font penser à Felix, l’élève évoqué par Anna Molli. L’impact de sa colère à l’égard des autres élèves et de l’enseignant en fait souvent le bouc émissaire des malaises de la classe toute entière, le récipient de leurs parties mauvaises et de leurs angoisses. L’enfant endosse ces projections, en se comportant comme s’il ne valait rien, comme s’il était un poids, un enfant bête. Trudy Klauber tente de comprendre d’où vient cette colère et s’il s’agit d’un malaise spécifique ou du symptôme d’autres malaises. Elle nous démontre aussi combien l’observation psychanalytique de l’enfant nous aide à cueillir des éléments indispensables sur l’état émotionnel de l’enfant et de l’enseignant. Ceci permet parfois de trouver des alternatives à l’exclusion, en aidant l’enseignant et l’école à chercher des solutions pour inclure les enfants difficiles comme lui.
Jenny Kenrick aborde les soucis d’apprentissage des enfants en placement transitoire. Elle expose ce qu’elle a appris sur les états émotionnels et sur les angoisses dont souffrent ces enfants au cours de sa longue expérience de psychothérapeute et de superviseure. Le manque de continuité, les séparations et les sevrages prématurés, les déplacements et les interruptions à répétition empêchent ces enfants de former des liens stables. Ils les renvoient à une expérience terrifiante car ils n’avaient pas d’adulte sur qui compter pour se sentir protégés, et avec qui partager leur peine. Ne pas avoir pu intérioriser des expériences suffisamment bonnes d’être pensé et protégé par un adulte fiable laisse l’enfant seul, en proie à des figures internes archaïques très malveillantes ; il se retrouve face à des angoisses qu’il n’arrive pas à affronter tout seul, plongé dans une atmosphère interne qui le terrorise. En l’absence d’un objet bon, capable de le protéger, de l’intérieur, de ses angoisses et des agressions qu’il anticipe de la part de ses objets, la seule échappatoire qu’il trouve est d’activer des défenses d’omnipotence. L’enfant utilise les mécanismes primaires de survie psychique décrits par Melanie Klein et explicités dans les chapitres de Jeanne Magagna et d’Anna Molli. Il clive les bonnes expériences du Soi et de ses objets et les mauvaises, et expulse tout ce qui est angoissant en dehors de lui, le projetant hors du Soi et le mettant dans autrui. Dans certains cas, comme nous le voyons dans le travail présenté par Biddy Youell, l’enfant accepte de se soumettre à la loi du tyran, en s’associant à une organisation délinquante (la bande) qui lui offre une protection en échange de son appareil à penser, de son esprit. Jenny Kenrick aborde avec sensibilité la réalité de ses jeunes patients, en nous montrant comment les angoisses et les états mentaux qui les submergent, avec les défenses qu’ils utilisent pour se protéger, empêchent le développement de leur pensée. En proie aux angoisses primitives et en l’absence d’un contenant interne pour l’aider à digérer ses états psychiques, l’enfant ne réussit pas à trouver le calme nécessaire pour apprendre. Le travail présenté par Jenny Kenrick nous dévoile aussi l’une des problématiques les plus importantes dans la vie de tous les enfants qui vont à la crèche ou à la maternelle dans les premières années de leur vie : la séparation, le sevrage, la peur de perdre ses parents et leur place dans leur esprit. Ses longues années de travail avec les enfants en transition nous invitent à penser à combien chaque séparation, chaque interruption du placement, chaque déplacement et changement qui, pour certains enfants, deviennent spectaculairement dramatiques, sont pour tous douloureux et angoissants. Penser à l’état émotionnel interne que provoque la séparation de la maman ou du papa dans les premiers jours ou mois de crèche ou de maternelle peut aider l’enseignant ou l’éducateur à reconnaître et accepter ses propres angoisses au contact avec la douleur et le désespoir de ces enfants qu’il n’arrive pas à apaiser. Cela permet de comprendre l’attachement et la dépendance par rapport à l’adulte, la régression sur le plan du développement (propreté, langage) et les défenses massives activées à chaque interruption, intrusion, séparation ou changement, indépendamment de leur régularité. Les cas que Jenny Kenrick nous rapporte nous font voir, comme à travers une loupe, les situations vécues par tous les enfants, mais que ses patients – enfants vivant de façon traumatique, sans répit et sans un adulte qui les aide à les affronter. C’est également le cas de Lilas, présenté par Elisabeth Murcia et dont Jenny Kenrick fournit un commentaire clinique.
Jeanne Magagna nous parle des mécanismes de communication inconsciente qu’utilise l’enfant pour faire sentir à l’enseignant-éducateur ce qu’il vit mais qu’il n’arrive pas à formuler verbalement. Le groupe de work discussion qui discute le cas rapporté par le professionnel accueille non seulement ses mots, mais aussi les émotions, les états mentaux, les fantasmes qu’il a reçus de l’enfant et qu’il n’a pas pu digérer ou penser seul. Jeanne Magagna propose de renforcer la communication et la compréhension réciproque entre parents et enseignants, en proposant des groupes trialogues parent – élève – enseignant, au sein desquels peuvent être discutées les observations issues du travail scolaire. Ces groupes trialogues sont basés sur les séminaires de work discussion organisés à la Tavistock Clinic, et offrent selon l’auteur une structure qui peut faciliter le changement dans l’école. Jeanne Magagna insiste sur l’importance de travailler avec l’enfant et ses parents, en formant un triangle où les adultes partagent leurs difficultés, leurs pensées et ce qu’ils comprennent des besoins, de l’expérience émotionnelle et des comportements de l’enfant et de l’adulte. La pensée (au sens de rêverie) prend racine et forme, comme le montre Britton (1998), dans l’espace triangulaire, ici créé entre l’enfant, l’enseignant et le parent. En se basant sur des cas cliniques, Jeanne Magagna évoque quatre façons différentes d’exister dans la relation d’apprentissage. Ces cas cliniques illustrent la manière dont fonctionne l’identification projective dans les situations d’apprentissage et les difficultés que peut éprouver l’enseignant à réagir de façon appropriée, quand tous ses actes risquent de renforcer d’une manière ou d’une autre ses propres défenses, celles de l’enfant ou celles de ses parents, créant ainsi une situation de blocage.
Les chapitres écrits respectivement par Anna Rosa Badiali et Anna Molli restituent les pensées développées au cours de cette formation, ainsi que notre réflexion dans l’après-coup, autour de l’expérience des professionnels et de leurs cas d’enfants et d’adolescents, et du processus de la formation et de ses ingrédients actifs. Ils permettent aussi d’illustrer la richesse du matériel d’observation apporté par nos stagiaires et d’apprécier le rôle de l’observation pour appréhender la nature et les fonctions de la relation d’apprentissage et d’accompagnement, et intégrer des vécus traumatiques et clivés des enfants dont ils s’occupent.
Anna Rosa Badiali aborde le rôle joué par la mémoire inconsciente des traumatismes trans-générationnels dans le processus d’enseignement et d’apprentissage. à la lumière de ce qu’ont rapporté les professionnels, l’auteur conçoit l’idée que chez les jeunes français d’origine étrangère vit la mémoire inconsciente d’événements traumatisants liés à l’immigration de leurs parents. La perte des racines, les vécus d’humiliation et la difficulté de s’adapter à de nouveaux systèmes de représentation constituent le traumatisme non élaboré et non reconnu d’une génération. Les défenses activées par cette génération ont été fonctionnelles par rapport à la possibilité et à la promesse d’insertion dans une nouvelle société, mais peuvent devenir structurelles dans la génération de leurs enfants nés en France. Elles se manifestent à travers une relation d’apprentissage perturbée par un usage massif de l’identification projective. Ce mode de communication représente un obstacle pour l’apprentissage, d’une part, et de l’autre, il met durement à l’épreuve les professionnels qui travaillent dans le secteur.
Anna Molli observe, quant à elle, le rôle de l’ambivalence des enfants et des adolescents écartelés entre leur réalité interne (impression d’étrangeté, perte d’identité, sentiment de culpabilité, figures parentales peu identifiables) et la réalité externe (le cadre scolaire dans lequel ils vivent et le contexte familial). Face à cette situation émotionnelle caractérisée par de constantes demandes internes et externes de se retrouver soi-même, l’enfant / l’adolescent doit affronter une série d’états mentaux imprégnés (pétris) de mécanismes de défense. L’expérience psychanalytique souligne que, pour établir une bonne relation, il est nécessaire que les sentiments soient reconnus et accueillis, pour que les enfants ou les adolescents puissent eux-mêmes se sentir vus et reconnus.
Le livre s’achève sur le mythe de Narcisse et écho, raconté par le Professeur Paolo Gozza. Ce récit est à l’image de notre souhait de faire partager au lecteur une expérience émotionnelle capable de rassembler les idées qui traversent et construisent ce livre. Il transcende aussi le statut d’une expérience singulière de formation pour en faire un parcours de transformation émotionnelle que nous pensons universel.