L'APPRÉHENSION DE LA BEAUTÉ
Le Rôle du Conflit Esthétique dans le Développement, la Violence, l'Art
La thèse fondamentale du conflit esthétique peut être énoncée en termes de l'impact esthétique de l'extérieur de l'objet, accessible aux organes des sens, face à l'intérieur énigmatique de l'objet, qui doit être interprété et élaboré par l'imagination créative. Elle est étudiée dans L'Appréhension de la Beauté selon trois axes : le développement de la personnalité, la violence en tant que phénomène interpersonnel et social, et l'art en tant qu'engagement à la fois actif et réceptif.
Les idées développées par les auteurs ont leurs racines psychanalytiques chez Freud, Melanie Klein et Wilfred Bion, mais elles trouvent aussi leur inspiration dans la littérature anglaise Shakespeare, Milton, Keats, Wordsworth, Coleridge et Blake et chez les philosophes Platon, Russel, Whitehead, Wittgenstein, Langer, Cassirer, et en matière d'esthétisme, chez Adrian Stokes.
"Meltzer se situe dans la ligne de Bion en donnant comme but à l'analyse la recherche de la vérité psychique, mais il croise l'axe vérité/contrevérité psychique avec l'axe beauté/dégradation de l'objet, en faisant sienne cette maxime de Keats :
'Beauté, c'est Vérité, Vérité, c'est Beauté'."Professeur Didier Houzel
Psychiatrie de l'Enfant et de l'Adolescent, CHU de Caen.
Après avoir achevé sa formation de psychanalyste sous l'égide de Melanie Klein, Donald Meltzer va travailler en étroite collaboration avec Wilfred Bion, Roger Money-Kyrle, Esther Bick et Martha Harris son épouse, et enseigner à la Tavistock Clinic pendant plus de vingt années ainsi qu'à l'Institut de Psychanalyse ; il donne encore aujourd'hui de nombreuses lectures et conférences à travers le monde.
Fille aînée de Martha Harris, Meg Harris Williams est une femme de lettres de talent, auteur de plusieurs ouvrages sur le théâtre et la poésie anglaise, et d'articles sur l'oeuvre de Wilfred Bion.
Traduction : David Alcorn Préface (édition française) : Didier Houzel
Illustration de couverture : Fragilité Christian Halna du Fretay (Pont-Scorff, Morbihan)
256 pages 16 x 24 cm 22,56 Euros
ISBN 2-912186-11-0
Bibliographie
Professeur Didier Houzel
La traduction de "The Apprehension of Beauty" viendra répondre à bien des questions que se posent les analystes français qui connaissent déjà les notions de "conflit esthétique" et d'"objet esthétique", mais plus par ouï-dire que par une connaissance directe de ce qu'en a dit leur inventeur, Donald Meltzer. Pour beaucoup d'autres, elle sera l'occasion de découvrir une toute nouvelle théorie métapsychologique du développement de la psyché, en même temps qu'un point de vue renouvelé sur la conduite de la cure. C'est le propre d'un esprit créatif de nous apporter, non une révélation qui ne s'enracinerait dans rien de connu, mais un nouveau regard sur ce que l'on côtoyait jusque là. La pensée de Meltzer s'enracine dans la découverte freudienne, dont elle suit scrupuleusement la dynamique profonde à la conquête de la réalité psychique irréductible à toute autre réalité et distinguable de la réalité physique. Elle emprunte la voie explorée, à la suite de Freud, par Karl Abraham et approfondie par Melanie Klein de la théorie de la relation d'objet. Elle s'appuie sur les développements de Wilfred Bion, notamment sa théorie de la pensée. Mais, au bout de ce chemin, elle débouche sur un tout nouveau paysage, que les auteurs nous invitent à contempler sous différents angles : les angles étroits mais profonds de la théorie et de la technique analytiques, l'angle élargi de la "métapsychologie élargie" (1) avec les beaux chapitres de Meg Harris Williams consacré à la critique littéraire. Grâce à un réarrangement soudain, qui fait penser à ceux qu'étudie la Théorie de la Forme, le monde psychique prend sous nos yeux étonnés de nouveaux contours et nous apparaît avec un relief jusque là insoupçonné.
Comme toute science, la psychanalyse a été lente à conquérir son espace propre et à forger ses outils. S'il est vrai que c'est toujours par une rupture épistémologique, au sens de Gaston Bachelard, que se fonde une nouvelle science, il y a souvent une longue distance de la rupture fondatrice à la maturité qui donne l'assurance aux chercheurs de se situer dans un domaine de l'expérience humaine clairement défini et d'y appliquer la méthode d'exploration spécifique que ce domaine réclame, sans confusion ni réductionnisme. La psychanalyse est encore loin, sans doute, d'avoir achevé cette croissance, l'avancée que nous propose ici Donald Meltzer est considérable. Freud a opéré la rupture fondatrice lorsqu'il a compris, avec l'analyse de Dora, que l'exploration du psychisme visait l'impact sur la psyché de l'observateur (le psychanalyste) de celle du sujet observé (le patient), impact qu'il a décrit à l'aide des notions conjuguées de transfert et de contre-transfert. Il a ainsi défini l'axe dynamique autour duquel s'organise toute aventure psychanalytique. La révolution épistémologique, qu'il a opéré pour la science du psychisme, était équivalente à celle proposée par Kant pour les sciences de la nature : les choses en soi (noumènes) sont inconnaissables, nous ne pouvons en appréhender que ce que nous en laisse percevoir nos sens, les phénomènes. Les organes des sens sont les intermédiaires obligés entre nous et le monde. La conscience, conçue comme l'organe de perception de la réalité psychique, est, nous dit Freud, le truchement incontournable entre notre entendement et la réalité psychique, en soi inconnaissable et à jamais inépuisable. Désormais, tout positivisme étroit, déjà condamné dans les sciences de la nature, devrait a fortiori être écarté de la science de l'âme. Il ne semble pas, cependant, que Freud ait perçu toutes les implications de cette rupture épistémologique. Sans doute était-il trop imprégné du point de vue positiviste que la science du xixe siècle avait adopté, malgré la révolution kantienne. Sans doute, aussi, fallait-il l'épreuve du temps et de la succession de générations d'analystes pour dégager peu à peu la métapsychologie de son socle biologique afin de lui donner sa pleine autonomie.
C'est dans la direction d'une complète émancipation de la nouvelle science que se sont engagées les recherches de Melanie Klein, qui, à la suite de Karl Abraham, a choisi l'axe de la relation d'objet comme spécifiant le niveau d'exploration de la psychanalyse. En cela, elle empruntait la voie centrale du transfert et du contre-transfert, tels que Freud les avait décrits, mais en en tirant toutes les conséquences théoriques et techniques. Cependant, à deux reprises au moins, elle fait appel à des notions extérieures au champ de la psychanalyse : lorsqu'elle introduit le concept d'envie primaire dont elle fait une donnée constitutionnelle et quand elle rend compte du passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive. Elle a, en effet, besoin de se référer à un développement cognitif de l'enfant qui ne s'appuie pas sur un modèle métapsychologique pour expliquer la nécessité où il se trouve de réduire les clivages de la position schizo-paranoïde lorsqu'il prend conscience du fait que le sein ou la mère qu'il avait clivés en bons et mauvais objets ne sont qu'un seul et même objet ; ainsi s'opérerait, pour elle, le passage vers la position dépressive.
Bion fait un pas de plus pour affranchir la métapsychologie de ses étayages extérieurs en proposant une théorie du développement de la pensée qui ne doit plus rien à un apprentissage de type cognitiviste. C'est au sein de la relation à l'objet que la pensée s'organise peu à peu par des processus de transformation de l'angoisse. Il garde, cependant, une référence extrinsèque au champ d'exploration de la psychanalyse en postulant une capacité constitutionnelle plus ou moins grande à tolérer la frustration. Il a fallu attendre Donald Meltzer et sa théorie du conflit esthétique pour avoir enfin un modèle purement métapsychologique de la formation du symbole et du développement de la pensée. Il est remarquable que ce modèle ait découlé, précisément, de la prise en compte des données issues des organes des sens. Mais, cette fois, ils ne sont plus considérés en tant que médiateurs entre le sujet et le monde physique qui l'environne, mais en tant qu'organe de perception des qualités de l'objet libidinal. Ils participent dès lors à cette fonction, dévolue par Freud à la conscience, d'intermédiaires entre l'entendement et la réalité psychique pour autant que celle-ci se déploie non seulement au sein d'un appareil psychique, mais aussi au sein d'une relation d'objet. Ce nouveau regard sur la sensorialité imprègne la pensée de Meltzer depuis ses Explorations dans le Monde de l'Autisme (2), qui l'ont conduit vers la découverte d'un monde sans épaisseur, donc sans intériorité, tout en surface, où s'étalent, juxtaposées, des expériences sensorielles disparates, qui relient un Moi démantelé à un objet bidimensionnel. La théorie du conflit esthétique semble découler d'une réinterprétation des découvertes de 1975 à la lumière des théories de Bion, dont l'auteur avoue qu'elles ont pénétré tardivement dans sa pièce de consultation. Toute relation d'objet suppose à l'origine cet impact des stimulations sensorielles venant de l'objet sur le Self naissant. L'originalité profonde de la pensée de Meltzer est tout d'abord de supposer que cet impact a un effet esthétique, ce qu'il étaye très largement sur du matériel psychanalytique et en particulier du matériel de rêve et, ensuite, qu'il est d'une violence telle qu'il suscite une tension intolérable s'il n'est pas relayé par un mode de relation à l'objet, qu'il appelle relation d'intimité. Cette relation d'intimité permet une découverte progressive des qualités internes de l'objet. En fait, plutôt qu'un conflit, c'est un gradient que l'auteur nous dépeint : le gradient entre l'intensité des qualités de surface de l'objet (ses qualités sensorielles) et l'inconnue de ses qualités internes (ses qualités psychiques). "Est-ce que c'est aussi beau à l'intérieur ?" (3), telle est la phrase qu'il a prêtée, dans une conférence donnée à Paris, au bébé subissant l'impact de l'objet esthétique. Cette interrogation est le moteur de l'épistémophilie, qui pousse l'enfant à explorer les qualités internes de l'objet de façon à réduire le gradient d'inconnu à un niveau supportable. Plus besoin dès lors de faire appel à une prise de conscience de l'unicité de l'objet qui avait été clivé, comme chez Melanie Klein. Plus besoin non plus de faire appel à une tolérance innée, plus ou moins importante, à la frustration comme chez Wilfred Bion. La formation du symbole, le développement de la pensée, prennent leur source dans des motifs intrinsèques à la relation d'objet, avec certes des fortunes diverses. Tantôt l'enfant se retire de la relation et s'enferme dans l'autisme ou dans une autre forme de psychoses précoces, si les conditions ne sont pas remplies pour qu'une découverte des qualités internes de l'objet soit possible. Tantôt l'enfant peut s'engager dans l'aventure de la relation d'intimité et de l'exploration de l'intérieur de l'objet, sur laquelle se fonde la constitution de son propre monde interne. Cependant, même dans les cas les plus favorables, il ne le fait pas sans à-coups ni sans reste. Pour atténuer l'impact de l'objet esthétique, le Moi procède par clivages et projections évacuatrices, mécanismes constitutifs de la position schizo-paranoïde, qui n'est plus primaire comme dans le modèle de Melanie Klein, mais secondaire à une position dépressive primaire liée à l'impact de l'objet esthétique. Ces mécanismes prennent une nouvelle signification : dégrader l'objet, réduire ou détruire sa beauté excessive.
Je laisse au lecteur le soin de découvrir plus avant le contenu de la théorie complexe de l'auteur dans la remarquable traduction qu'en a fait David Alcom qui, outre ses qualités de traducteur, a l'incomparable avantage de connaître intimement la pensée de Meltzer dont il traduit régulièrement les conférences à Paris. Le texte présenté ici au lecteur francophone par les Editions du Hublot associe une rare qualité d'élaboration métapsychologique, fortement étayée sur de nombreux exemples cliniques, à des qualités stylistiques qui en font parfois un poème en prose. Cet aspect du texte de Donald Meltzer et de son co-auteur, Meg Harris Williams, ne doivent pas être considérés comme accessoires. Il répond à un souci profond des auteurs, celui d'inclure dans les références éthiques de la psychanalyse la valeur esthétique. Meg Harris Williams, critique littéraire réputée, a ajouté à la richesse du livre en rédigeant un chapitre sur Hamlet et un chapitre sur la théorie de la création artistique, qu'elle décrit comme la recherche d'une congruence entre le monde intérieur, et notamment ses aspects émotionnels, et des formes extérieures. Meltzer se situe dans la ligne de Bion en donnant comme but à l'analyse la recherche de la vérité psychique, mais il croise l'axe véritécontrevérité psychique avec l'axe beautédégradation de l'objet, en faisant sienne cette maxime de Keats :
"Beauté, c'est Vérité, Vérité, c'est Beauté"Didier Houzel Paris, février 2000
(1) Traduction de "extended metapsychology", expression contenue dans le titre d'un précédent livre de Donald Meltzer (1986) Etudes pour une Métapsychologie Elargie (Editions du Hublot, 2006).
(2) Titre de la traduction française de l'ouvrage de D. Meltzer et al. Explorations in Autism, Perthshire, Clunie Press, 1975. Trad. fr. G. et M. Haag, L. Iselin, A. Maufras du Châtellier, G. Nagler, Explorations dans le Monde de l'Autisme, Paris, Payot, 1980.
(3) 'L'objet esthétique', Rev. Franç. de Psychanal., 5/1985, 1385-1389 (trad. fr. H. Bungener).